A travailleur détaché, droits au rabais

par Laurent Vogel chercheur à l'unité conditions de travail, santé et sécurité de l'Institut syndical européen (Etui) / octobre 2016

Conditions de travail déplorables, couverture sociale et salaire aléatoires... tel est le lot des travailleurs détachés. A quand la révision de la directive européenne régissant leurs droits et statut ? Le projet - a minima - présenté en mars n'est pas près d'aboutir.

Nazmi Giocaj est un ouvrier kosovar de 27 ans, employé par une entreprise italienne qui intervient comme sous-traitante sur de gros chantiers financés par des budgets publics à Charleroi, au sud de la Belgique. Il a fait une chute de plus de 6 mètres en avril dernier et s'est retrouvé à l'hôpital avec de multiples fractures. "L'équipe de la compagnie qui s'occupe de l'électricité avait enlevé les dispositifs de sécurité pour pouvoir faire ses installations. Elle ne les a pas remis et n'a prévenu personne. C'était presque un piège." Il décrit ses conditions de travail : "C'est un calvaire. Nous avons reçu un peu moins de 1 500 euros sur les cinq mois pendant lesquels nous avons travaillé." A l'hôpital, il a appris que les cotisations sociales déduites chaque mois n'ont jamais été versées en Italie. Il n'a aucune couverture santé. L'immense chantier où il travaillait est tout sauf invisible : entre la gare et la mairie, longé quotidiennement par des patrouilles de police qui regardent ailleurs... Une histoire d'exploitation ordinaire sur le grand marché qu'est l'Europe.

Une régulation hybride et incontrôlable

Depuis 1996, il existe une directive européenne sur le détachement des travailleurs. Objectif : favoriser la mise en concurrence des entreprises sur le marché européen en autorisant l'envoi de travailleurs "détachés" d'un pays à l'autre. La notion de "travailleur détaché" se distingue de celle de "travailleur migrant". Temporellement, le détachement consiste en une assignation limitée à une période courte. En ce qui concerne leur statut de salariés, ces travailleurs continuent à être employés par l'entreprise de leur pays d'origine qui les détache vers un autre pays.

Cette directive a créé une régulation hybride et incontrôlable. Des règles essentielles du droit du travail sont d'ordre public. Ainsi, pour ce qui est de la santé et de la sécurité, les législations qui doivent s'appliquer sont celles de l'Etat où se déroule l'activité. En revanche, d'autres règles, portant notamment sur la protection sociale et les droits syndicaux, restent celles du pays d'origine.

L'élargissement de l'Union européenne à 28 pays - il y en avait 12 au moment où la directive a été proposée - a accru énormément les inégalités en matière de salaire et de sécurité sociale. La directive avait défini un socle minimum de questions pour lesquelles le droit du travail du pays où s'effectuait l'activité devait être respecté. Il s'agissait en particulier des règles relatives à la santé et à la sécurité, au temps de travail et au salaire minimum. La Cour de justice européenne a consacré une interprétation très libérale et restrictive de la directive, en interdisant aux Etats membres d'aller au-delà de ces questions : le minimum est devenu un maximum ! Seul le salaire minimum établi par voie législative ou par des conventions collectives d'application générale peut servir de référence. Dans plusieurs pays, la détermination des salaires minima passe par d'autres mécanismes, qui permettent de payer les travailleurs détachés à un niveau très bas. En 2014, l'adoption d'une directive sur les modalités de contrôle du détachement, censée améliorer l'application des dispositions du texte de 1996 et lutter contre le dumping social, a été un coup d'épée dans l'eau. Le législateur européen a refusé d'instaurer un principe général de responsabilité solidaire tout au long de la chaîne de la sous-traitance

On estime qu'il y a autour de 2 millions de travailleurs détachés en Europe et les chiffres auraient augmenté de 45 % entre 2010 et 2014. Les principaux pays d'accueil sont l'Allemagne, la France et la Belgique. Parmi les travailleurs envoyés dans l'Hexagone, les Polonais sont les plus nombreux, suivis des Portugais, des Espagnols et des Roumains. Quant aux secteurs d'activité concernés, on pense généralement aux chantiers temporaires du BTP, mais la réalité est devenue de plus en plus variée. Dans les abattoirs allemands, par exemple, le pourcentage de travailleurs détachés est élevé. Enfin, les entreprises "boîtes aux lettres", domiciliées dans des pays où elles n'exercent pas la moindre activité mais où le coût des cotisations sociales est faible, se sont multipliées.

"Carton jaune"

Sous la pression de différents Etats membres, la Commission européenne a fini par proposer de réviser la directive de 1996. Rendu public le 8 mars dernier, sans la moindre consultation des syndicats, le projet ne permet pas de réduire les inégalités en matière de sécurité sociale - le travailleur détaché resterait assujetti au système de son pays d'origine - et se contente de prévoir l'égalité salariale. Pour les élites dirigeantes de l'Europe de l'Est, même cela, c'est déjà trop. Onze parlements nationaux, des pays baltes jusqu'à la Roumanie, ont déclenché en mai la procédure du "carton jaune", qui vise à bloquer l'adoption d'une directive communautaire sous prétexte qu'elle ne respecterait pas le principe de subsidiarité1 . Ils ont reçu le soutien de BusinessEurope, le Medef européen. L'affrontement sera serré dans les prochains mois.

En Europe de l'Ouest, les partisans d'une réglementation plus stricte constituent une coalition hétéroclite qui ignore volontiers les droits et les mobilisations des personnes directement intéressées. Les travailleurs détachés ne sont pas des gens qui viendraient "voler le pain aux travailleurs qui se trouvent sur place", comme a pu le déclarer Jean-Luc Mélenchon au Parlement européen le 5 juillet dernier. Ils travaillent au même titre que d'autres catégories précarisées. Leur exploitation est intégrée dans des stratégies globales de sous-traitance qui peuvent, suivant les cas, passer par le travail intérimaire, les faux indépendants, des formes multiples de marchandage de la main-d'oeuvre par des intermédiaires. La réponse de certains économistes libéraux selon laquelle un travailleur détaché reviendrait plus cher qu'un national est faussement naïve. Au niveau strictement comptable, elle est parfois exacte, pour autant que les cotisations sociales aient été effectivement payées dans le pays de référence. Mais les profits ne se dégagent pas d'une simple réduction directe des coûts salariaux : la fragmentation des collectifs de travail présente un avantage certain pour le patronat, quel que soit son coût comptable.

Responsabilité solidaire

Lorsque Manuel Valls menace, comme il l'a fait le 3 juillet, de ne plus appliquer la directive communautaire si les cotisations sociales, variables d'un pays à l'autre, ne sont pas alignées "par le haut", on peut considérer qu'il bluffe. Les Etats d'Europe de l'Ouest disposent déjà d'instruments qui permettraient de limiter la casse, mais ils se gardent bien de les utiliser pleinement. Pourtant, un renforcement des inspections du travail ainsi qu'une application systématique du principe de responsabilité solidaire tout au long des chaînes de sous-traitance, notamment dans le domaine des obligations de santé au travail, exerceraient des pressions efficaces.

Repère

En France, en 2015, 286 025 travailleurs détachés ont été déclarés à l'administration. Décuplé en dix ans, leur nombre représente, par rapport à l'année précédente, une progression de 25 %, que la Commission nationale de lutte contre le travail illégal (CNLTI) attribue à un renforcement des contrôles et des sanctions incitant certains employeurs à déclarer les détachements. Reste que le travail détaché illégal, qui aurait concerné plus de 200 000 personnes en 2013, est toujours largement répandu.

Les organisations syndicales ont intérêt à articuler les revendications d'une réforme du droit du détachement avec des pratiques de lutte qui associent travailleurs détachés et travailleurs nationaux dans des mobilisations concrètes sur les lieux de travail.

  • 1

    Le principe de subsidiarité définit les conditions dans lesquelles l'Union européenne dispose d'une priorité d'intervention par rapport aux Etats membres.

En savoir plus
  • "Les travailleurs du BTP à l'épreuve du dumping social", dossier publié dans le n° 13 (1er semestre 2016) d'HesaMag, le magazine de l'Institut syndical européen.