Ages, générations : une question de travail

par Corinne Gaudart ergonome, chercheuse au CNRS/Lise, directrice du Centre de recherche sur l'expérience, l'âge et les populations au travail (Creapt), Serge Volkoff statisticien / octobre 2013

Plusieurs recherches se sont intéressées à la diversité des âges et des générations au travail. Avec ce souci : privilégier non les particularités de chaque catégorie d'âge, mais les problèmes de travail que cette diversité permet de poser.

En quelques dizaines d'années, en France, la démographie de la population au travail a effectué un large mouvement d'accordéon. D'abord le resserrement : à partir de 1975, les "baby-boomers" s'installent en masse dans les âges médians ; leurs aînés peuvent bénéficier d'une retraite ou préretraite plus précoce, et y sont même parfois poussés, la crise aidant ; à l'autre extrémité, le nombre d'étudiants augmente de 100 000 par an et l'arrivée des jeunes dans le monde du travail est plus tardive. Vient ensuite le desserrement : vers le milieu des années 1990, les "baby-boomers" atteignent la cinquantaine ; les préretraites disparaissent peu à peu, puis la retraite recule ; du côté des jeunes, l'âge moyen d'entrée dans l'emploi cesse de croître. Trois chiffres résument bien ce double mouvement : en 1975, 44 % de la population en emploi se situait dans la zone intermédiaire, les 30-49 ans ; vingt ans plus tard, ce pourcentage avait grimpé à près de 60 % ; il est redescendu depuis, pour atteindre les 53 %, et continue de baisser.

Croyances et idées reçues

Actuellement, donc, des entreprises, des secteurs découvrent la nécessité de prendre en charge une diversité démographique accrue, dans les ateliers, les magasins ou les services. Faute, souvent, d'un examen attentif des enjeux de cette diversité, on voit se revigorer des idées reçues, des croyances, des usages ambigus des notions d'âges et de générations. Bien des problèmes internes aux milieux de travail se formulent en termes de "tensions" ou de "conflits" entre générations. L'attention se porte sur les caractéristiques individuelles des salariés, leurs attitudes ou comportements, supposés liés à leur date de naissance.

Les âgés - outre les troubles de santé qui handicapent une partie d'entre eux - sont réputés rétifs aux changements, peu pédagogues ou peu motivés pour transmettre leurs savoirs. Les jeunes, estime-t-on, en prennent à leur aise avec les horaires, adhèrent peu aux valeurs de l'entreprise, croient tout savoir en sortant des études. On découpe aussi des cohortes : les "baby-boomers" ont profité de la croissance économique et passent pour privilégiés, voire égoïstes ; née dans les années 1970 et 1980, la "génération X", qui a été fortement marquée par la précarité, est décrite comme individualiste ; les "Y", nés dans la période 1980-1995, nourris à l'Internet, seraient impatients, épris d'autonomie et moyennement engagés dans le travail.

Ces questions méritent une approche plus nuancée et plus précise, plus complète surtout. Les conduites des salariés dans une situation donnée, leurs projets et leurs rapports entre eux sont largement dépendants des contraintes qui se manifestent dans leur vie professionnelle, de l'organisation de leur entreprise, des parcours qui leur sont proposés. Les recherches qui permettent d'éclairer la réflexion à ce sujet peuvent relever de plusieurs disciplines scientifiques : la psychologie du travail, la sociologie, la gestion... Le présent article fait référence à des travaux en ergonomie, en donnant les résultats essentiels de trois études, menées au cours de ces dix dernières années (voir "A lire").

La première a été réalisée dans un établissement de la sidérurgie, auprès de fondeurs. Les problèmes posés par la direction avaient trait aux troubles de santé des fondeurs anciens, marqués par une vie de travail pénible, et au souci d'assurer l'acquisition des savoirs essentiels par les nouveaux arrivants sur les hauts-fourneaux, dans une production risquée dont on voulait maintenir le niveau élevé de qualité.

De façon consensuelle, selon les anciens, dix ans sont jugés nécessaires pour devenir un fondeur expérimenté. Etre expérimenté implique, ici, d'avoir développé des stratégies qui permettent de faire face aux risques industriels et à des situations critiques assez rares, tout en gérant ses propres santé et sécurité, mais aussi celles des collègues. Cette période de dix ans permet aux nouveaux fondeurs de se forger ces stratégies au fil du temps, en se confrontant à une diversité de situations, tout en côtoyant les anciens expérimentés qui maîtrisent ces méthodes de travail.

Une présence auprès des expérimentés réduite ou morcelée

Or la vision de l'entreprise sur ce thème est a priori différente. C'est manifeste quand on examine son mode de gestion des ressources humaines, qui fait peu de cas de ce modèle d'élaboration des compétences. Ce n'est pas sans conséquences pour les fondeurs, et cela de manière différenciée selon la population des "nouveaux".

Parmi ceux-ci, on trouve d'un côté d'anciens cokiers, plutôt âgés, qui arrivent dans le métier car ils sont jugés "aptes au travail à la chaleur", mais qui termineront leur vie professionnelle en même temps que leurs tuteurs, voire avant eux, et de toute façon bien avant les dix années nécessaires. D'un autre côté, il y a une population de jeunes récemment recrutés, à qui on impose une grande polyvalence entre métiers et entre hauts-fourneaux ; le pointage de leurs affectations indique qu'ils se retrouvent dans des collectifs multiples et instables et que leur présence auprès des expérimentés est réduite ou morcelée.

A cela s'ajoute le fait que, numériquement, les expérimentés sont de moins en moins nombreux en proportion ; en outre, une partie d'entre eux gèrent leur santé en travaillant à temps réduit. Ainsi, dans la plupart des cas d'incidents sérieux analysés au cours de l'étude, les anciens, trop peu nombreux, ne pouvaient pas à la fois "récupérer" ces incidents et initier les nouveaux aux façons d'agir en pareil cas. Ils ont géré eux-mêmes ces situations, en confiant aux novices des tâches annexes et ordinaires ; l'acquisition d'expérience par ceux-ci s'en est trouvée retardée d'autant.

"Maltraitance organisationnelle"

Dans le secteur hospitalier, en gérontologie, une autre recherche avait pour objectif premier d'étudier les modalités de transmission entre anciennes et nouvelles. Mais, ici aussi, ce sont d'abord les conséquences de l'organisation du travail sur le fonctionnement des collectifs et sur la transformation du métier qui se sont imposées. Le turn-over y est récurrent. L'encadrement contraint alors les nouvelles dont la formation a été financée par l'hôpital à réaliser leur stage de fin d'études d'une année au sein du service. Le sous-effectif est ainsi moins important, mais la plupart d'entre elles demandent leur mutation à l'issue de leur stage.

L'analyse des conditions d'exercice du métier révèle en fait des situations de travail où les plus expérimentées se trouvent dans l'impossibilité de tenir conjointement le projet de soin et le maintien de l'autonomie des patients. L'organisation du travail, dorénavant basée sur la mutualisation des effectifs, et le calcul au plus juste des ratios patient/personnel défont les collectifs et orientent les priorités sur les soins techniques, au détriment de la construction d'une relation aux patients, pourtant indispensable tant à l'évaluation de leur autonomie qu'à leur confort. Cette construction n'est pas inexistante, mais elle se fait dans l'urgence, à l'occasion d'actes techniques. Même ces derniers doivent se faire rapidement, parfois au détriment du confort des patients. Cette situation est vécue difficilement par les personnels soignants, qui évoquent une "maltraitance organisationnelle" à l'encontre des patients, mais aussi d'eux-mêmes. Le choix volontaire des plus expérimentées de venir en gérontologie, souvent motivé par le souhait de développer la dimension relationnelle avec les personnes âgées, est mis à rude épreuve.

Que transmet-on ?

Dans un tel contexte, que transmet-on aux nouvelles ? Des gestes techniques en dehors de toutes contraintes, en faisant "comme si" ? Des gestes techniques qui permettent de faire vite, mais qui reviennent alors à transmettre la "maltraitance" ? Le métier, tel que les anciennes souhaiteraient le réaliser, tout en sachant qu'il n'est pas réalisable ? Du côté des nouvelles arrivées, le décalage entre les règles apprises en formation et la réalité du terrain est alors important. Une infirmière pour soigner et surveiller quarante patients en long séjour, un tutorat peu organisé et absent au bout de quelques jours sont autant d'éléments qui les conduisent à devoir "se débrouiller", avec des ressources limitées du côté du collectif. Elles sont nombreuses à vouloir partir dès la fin de leur stage. Et ce turn-over important renforce les difficultés du travail pour celles qui restent.

Au travers de ces deux premiers exemples, on voit bien que la question des rapports entre générations et de l'accueil de nouveaux ne peut se dissocier des contextes organisationnels de travail. Quand ils sont marqués par la flexibilité, l'intensification du travail, la précarité de l'emploi, les échanges sur les savoirs de métier se trouvent limités, et cette limitation, voire cette impossibilité, conduit à des incompréhensions réciproques. La troisième recherche que nous souhaitons évoquer ici met en évidence les dégâts possibles d'une organisation du travail fonctionnant par projet.

Il s'agit d'une étude menée auprès de techniciens de cinéma montrant que la précarité influence la transmission des savoirs de diverses façons. Alors que l'acquisition de la majorité des savoirs s'effectue surtout sur le tas, les exigences du milieu vis-à-vis du novice s'inscrivent en paradoxe de cette réalité. Les travailleurs experts rencontrés s'entendent pour dire que la progression dans le milieu est un long processus avec différentes étapes à franchir, que les savoirs de métier s'acquièrent par la confrontation à différentes situations et grâce à la répétition, et que cela prend beaucoup de temps. Cependant, le mode d'organisation du secteur du cinéma, avec la précarité et la concurrence inhérentes à l'exercice du métier, oblige le novice à "faire ses preuves" très rapidement : sa "performance" est souvent évaluée sur la base d'une seule journée, voire de quelques heures de travail. Lors d'un nouveau projet, deux jeunes novices sont intégrés. Un des deux est très rapidement rejeté, faute d'avoir compris que le collectif est fondé sur l'entraide intermétiers. Occupé à la tâche qu'on lui avait confiée, il a ignoré l'appel talkie-walkie demandant qui pouvait apporter des câbles à l'électricien. Il était à côté des câbles en question, mais ne pensait pas que cette demande le concernait. Il est évincé du plateau dès le lendemain.

L'adhésion à la culture de métier comme premier facteur d'intégration

Bien que le parcours scolaire, social et professionnel du nouveau joue un rôle dans son intégration, c'est d'abord l'adhésion à la culture de métier, s'articulant autour du respect de la hiérarchie et de règles telles que l'entraide et l'adaptation aux modes de communication, qui constitue le premier facteur d'intégration. Plus vite le nouveau adopte des comportements se conformant à cette culture du métier, plus vite il est intégré au sein du collectif de travail. Et c'est l'accès à ce collectif qui lui ouvre ensuite la voie vers des occasions d'apprentissage par la transmission.

La transmission de cette culture devient la clé pour accéder à la fois à l'apprentissage du métier et à la possibilité d'être embauché dans d'autres productions. Toutefois, cette précarité d'emploi peut aussi constituer un obstacle important à la transmission à d'autres niveaux, puisque les différents protagonistes concernés se trouvent placés en situation de concurrence lors de la recherche d'embauche sur d'autres tournages.

Malentendu sur le travail

Ce que pointent ces exemples, ce n'est pas tant un problème de générations qu'un malentendu sur le travail. Celui-ci n'est pas nouveau. Mais le double mouvement qui s'opère actuellement, flexibilisation de la production et renouvellement démographique, le révèle davantage. Plus exactement, il devient public. Là où, dans les situations "ordinaires", la résolution de ce malentendu est laissée aux soins de chacun, le maintien en emploi des anciens et l'accueil de nouveaux sont devenus une affaire économique et sociale d'importance et suscitent des tensions dans les entreprises, en mettant sur la table le travail réel. Les gestionnaires, qui peuvent être soucieux de faire au mieux, comprennent mal quand cela ne fonctionne pas. Cette incompréhension renforce les explications énumérées en introduction - des jeunes pas motivés, des seniors qui résistent -, peu propices à des interrogations plus subtiles. Le malentendu peut impliquer plusieurs protagonistes : les services de production, les directions de ressources humaines, les collectifs de métier, les travailleurs eux-mêmes rendus à des étapes différentes de leur parcours ; s'y ajoutent les pouvoirs publics, depuis la mise en place du contrat de génération. Quand ce malentendu n'est pas mis en débat, il provoque des dégâts sur la santé, la sécurité et la production.

Les stéréotypes sociaux sur les âges et les générations fournissent des "prêts-à-penser" pratiques, convoqués tantôt naïvement, tantôt à dessein. Le problème est ailleurs. Il se situe dans les conceptions du travail et des parcours professionnels soutenus par les changements organisationnels. Ces derniers tronquent le temps en le ramenant à un présent omniprésent. Le passé et l'expérience qui s'y rattache deviennent obsolètes, le présent est en transformation permanente, tandis que l'avenir est rétréci et incertain. Or le côtoiement de plusieurs générations et la transmission des savoirs appellent à une autre conception du temps, celle qui est en capacité de lier passé, présent et futur, individuellement et collectivement. Ce redéploiement du temps ne peut s'opérer que dans la prise en compte du travail réel et dans l'idée qu'à toutes les étapes de son parcours professionnel, on est pour quelque chose dans ce que l'on fait.

En savoir plus
  • "Quand la gestion des risques est en péril chez les fondeurs", par Valérie Pueyo, in La vie professionnelle : âge, expérience et santé à l'épreuve des conditions de travail, A. F. Molinié, C. Gaudart et V. Pueyo (coord.), Octarès Editions, 2012.

  • "La fidélisation du personnel paramédical dans un service de gérontologie : enjeux et déterminants", par Corinne Gaudart et Jeanne Thébault, Rapport de recherche n° 51, novembre 2008, CEE (actes du séminaire "Ages et travail" du Creapt).

  • "La transmission des savoirs de métier et de prudence par les travailleurs expérimentés. Comment soutenir cette approche dynamique de formation dans les milieux de travail", par Esther Cloutier et al., Etudes et recherches/Rapport R-740, IRSST, 2012. Téléchargeable sur le site de l'IRSST : www.irsst.qc.ca