© Nathanaël Mergui/Mutualité française
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Eric Ben-Brik : médecin du travail contre vents et marées

par Nathalie Quéruel / octobre 2014

On le dit "intègre" et "courageux". Des qualités dont ce médecin du travail de Poitiers, reconnu pour ses compétences et attaché à défendre l'utilité de son métier, a bien besoin pour affronter les tracasseries du Conseil de l'ordre.

Les gens pensent que la médecine du travail se résume à deux mots : apte ou inapte. Entre les deux, il y a un monde bien plus complexe que j'essaie d'enseigner. C'est un métier où il faut avoir des convictions." Eric Ben-Brik, maître de conférences des universités et praticien hospitalier en santé au travail à Poitiers, parle en connaissance de cause. Son quotidien file à toute allure entre son bureau de la fac de médecine et le centre hospitalier universitaire, où se tient sa consultation de pathologies professionnelles et environnementales. Surtout, il est en butte, pour la deuxième fois dans sa carrière, aux tracasseries du conseil départemental de l'ordre des médecins (CDOM). En cause, le compte-rendu médical établi pour une patiente qui poursuit ses employeurs au pénal pour harcèlement moral. Ceux-ci ont saisi le CDOM, qui reproche au Dr Ben-Brik de ne pas utiliser suffisamment de conditionnel et de phrases précautionneuses dans son écrit.

"A l'encontre de toute déontologie"

Suite à une réunion de conciliation, en présence des patrons de la salariée mais en l'absence de cette dernière, le médecin du travail a procédé à quelques modifications formelles du document, dont la conformité déontologique a été admise et que le conseil a transmis... aux employeurs pour validation ! Le praticien n'en revient toujours pas : "Cela va à l'encontre de toute déontologie. Il est aberrant de devoir justifier ses pratiques professionnelles devant un employeur. Il s'agissait d'un compte-rendu de consultation, qui appartient au dossier médical du patient, et non pas d'un certificat médical. Cela remet en cause notre indépendance, prévue par le Code du travail. Les règles édictées par le conseil, précisant que le médecin doit être témoin des faits, ne sont pas adaptées à la clinique médicale du travail, qui permet de faire le lien entre une pathologie et une situation de travail, clinique dont la plupart des membres du conseil n'ont d'ailleurs aucune connaissance. Tant que le conseil reste sur cette position ambiguë, qui le place de facto du côté des employeurs, je demeure contraint à une certaine prudence dans mes écrits, car je ne suis pas sur le terrain. Mais c'est une reculade par rapport à la psychodynamique du travail..." Il relativise toutefois l'utilisation forcée du conditionnel, dans la mesure où le compte-rendu de consultation n'est pas le seul élément permettant au juge de forger sa décision.

Reste que cette plainte l'a ébranlé. Aux yeux de Stéphanie Paolini, médecin de prévention à la mairie de Poitiers, cela n'a rien d'étonnant : "C'est quelqu'un d'intègre et de très professionnel qui, par ses grandes compétences et ses qualités relationnelles, a insufflé une dynamique autour de la santé au travail dans la région. Qu'il ait été ainsi mis en cause dans sa pratique par des confrères l'a quelque peu choqué." "Ce n'est pas un militant, mais il est engagé dans son travail, il croit à la médecine du travail et à son utilité", renchérit Mireille Chevalier, médecin du travail en service interentreprises à Poitiers. Pour sa part, un autre praticien salue son caractère "courageux".

"Bienvenue à Poitiers !"

La question du travail, Eric Ben-Brik l'a rencontrée jeune, à travers la multitude de petits boulots qui l'ont fait vivre pendant ses études : renseigneur de train à la SNCF, préleveur pour un centre de transfusion sanguine, livreur d'un fabricant de draps, coursier d'une entreprise d'électronique, aide-soignant de nuit dans un hôpital... Fils d'un professeur d'éducation physique (enfant de la Ddass) et de Miss Allemagne 1959, il a hérité des origines berlinoises de sa mère le respect pour la valeur travail : "Dans la culture luthérienne, il est un élément important pour s'identifier par rapport à la société." C'est donc avec une grande rigueur qu'il mène son activité professionnelle.

Après avoir été chef de la médecine professionnelle et préventive à la Ville de Paris, entre 1999 et 2003, il devient médecin coordonnateur de la médecine du travail à l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Pour des raisons familiales, il déménage à Poitiers en 2006, où il a obtenu un poste de maître de conférences et où il crée la consultation de pathologies professionnelles et environnementales. Les débuts sont difficiles. Il lui faudra plusieurs mois pour mettre la main sur... un stéthoscope, un bureau de consultation, puis un lit d'examen - en attendant, il utilise un vieux brancard destiné à la casse ! Sans compter qu'il doit effectuer une année supplémentaire de stage avant d'être titularisé... "Bienvenue à Poitiers !, résume-t-il ironiquement. C'est dire l'importance qu'on accorde ici à la santé au travail, dont on pense qu'elle ne sert à rien et qu'elle n'est pas rentable." Sans moyens matériels et avec un budget minimaliste - "Cette consultation est la seule en France à ne pas bénéficier de l'enveloppe Migac-Merri1 -, il ne se laisse pourtant pas abattre. Pour répondre à l'explosion des risques psychosociaux, il met sur pied en 2008, avec l'aide du conseil régional de Poitou-Charentes, une consultation de santé mentale. Il rassemble quatre médecins du travail détachés par leur direction sur 10 % de leur temps. Aujourd'hui, il ne reste plus qu'un vacataire : "Nous n'aurions pas dû accepter ce bénévolat. Les médecins du travail sont tellement débordés que je ne parviens plus à trouver de volontaires."

La pénurie de professionnels l'inquiète tant que, en 2011, il écrit aux autorités pour tirer la sonnette d'alarme : "Si rien n'est fait, il n'y aura plus de médecins du travail en 2030 en Poitou-Charentes." Résultat ? Onze postes d'internes ouverts par an..., bien plus que le seul enseignant de cette spécialité dans la région ne peut gérer. Il n'est pas loin de penser que cette pénurie est organisée pour éliminer la question de la santé au travail. En catimini, derrière une réforme des retraites qui réduit le travail à des indicateurs tels que la pénibilité et enferme la santé dans un système assurantiel. "Le médecin du travail est le seul à faire le lien entre la santé individuelle et collective. S'il disparaît, on aura perdu quelque chose de primordial pour la prévention", précise-t-il.

"Le fil rouge de mes recherches, c'est la toxicologie"

Selon Mireille Chevalier, Eric Ben-Brik a toujours en tête la question du travail : "Il est consciencieux dans son approche, afin de ne pas passer à côté du lien entre pathologie et conditions de travail. Ses comptes-rendus étayés sont un appui précieux pour la reconnaissance en maladie professionnelle." Avec la Fnath (Association des accidentés de la vie), il a ainsi été un des acteurs de la première reconnaissance à titre professionnel d'une maladie de Parkinson déclenchée chez un agriculteur de la région. Lui dit, modestement, avoir "apporté des éléments scientifiques" : "Le fil rouge de mes recherches, c'est la toxicologie."

Eric Ben-Brik en 7 dates

1964 : Naissance à Paris.

1990 : Reçu à l'internat de médecine de Paris.

1994 : DEA national en toxicologie.

1995 : Thèse de médecine. Premier poste d'assistant hospitalo-universitaire au service médical de la Ville de Paris.

2003 : Médecin coordonnateur de la santé au travail à l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP).

2005 : Thèse de sciences.

2006 : Enseignant-chercheur en santé au travail à l'université de Poitiers.

En résumé, un homme brillant, bien formé, qui ne recherche ni les honneurs ni la gloire. Le contraire d'un cynique, qu'on juge parfois un peu candide, tant il peine à imaginer qu'on puisse contrevenir à la déontologie et à la confraternité...

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    Dévolue aux établissements de santé, la dotation "missions d'enseignement, de recherche, de référence et d'innovation" (Merri) constitue un sous-ensemble de l'enveloppe "missions d'intérêt général et d'aide à la contractualisation" (Migac).