Pascal Lokiec (à g.), Jean-Denis Combrexelle (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française
Pascal Lokiec (à g.), Jean-Denis Combrexelle (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française

Faut-il brûler le Code du travail sur l'autel de la négociation ?

par François Desriaux / janvier 2016

Dans son rapport au Premier ministre, La négociation collective, le travail et l'emploi1 Jean-Denis Combrexelle dresse un constat très mitigé sur l'état du dialogue social en France. Peu d'accords seraient porteurs d'innovation sociale. Dès lors, est-ce bien le moment pour passer certains pans du Code du travail dans le champ de la négociation collective ?

Jean-Denis Combrexelle : Le rapport se place résolument dans une démarche pragmatique. Il part de deux constatations. Le Code du travail français est un de ceux qui renvoient le plus largement à la négociation collective, par comparaison avec la plupart des autres pays. En même temps, si la négociation est active en France, il y a un décalage qualitatif des accords par rapport aux enjeux du moment que sont la qualité du travail et l'emploi. La question qui est posée n'est pas de savoir si on fait prévaloir l'accord sur la loi, ce que ne propose pas le rapport, mais de mieux définir les rôles respectifs des différentes sources de régulation que sont la loi, les accords collectifs et le contrat de travail. A la loi de fixer les grands principes de l'ordre public qui s'imposent à tous, ce que dit déjà la Constitution ; aux accords de branche de fixer les principes propres au secteur concerné ; à l'accord d'entreprise, par nature plus proche de la situation de travail, de définir dans le détail les règles collectives concernant le travail et l'emploi ; enfin, au contrat de travail de fixer les adaptations propres à la personne du salarié. Tant les salariés que les entreprises ont besoin d'une meilleure prise en compte de la diversité et de la particularité de leur situation. Cela suppose une nouvelle dynamique du dialogue social, d'où une première partie du rapport qui concerne la culture de la négociation, la confiance, la méthode, la formation... Le rapport ne s'adresse pas uniquement au gouvernement et au législateur, il a été rédigé pour être une base de réflexion et d'action pour l'ensemble des acteurs du social. La crise a eu des effets délétères sur le dialogue social, alors que, précisément en période de crise, il faut se donner les moyens de le renforcer. La meilleure façon de donner toute sa place au droit du travail et de le développer est de le réformer par une place nouvelle donnée au dialogue social. Sinon, nous allons directement à une régulation par une individualisation des relations du travail.

Pascal Lokiec : Améliorer la qualité du dialogue social est une bonne chose et je trouve pertinente l'idée, que vient de rappeler Jean-Denis Combrexelle, d'enrichir la méthodologie de la négociation. Mais les propositions qui ressortent de ce rapport, ou des annonces que le gouvernement a faites à sa suite, vont bien au-delà. Aujourd'hui, malgré un nombre croissant d'exceptions, l'ordre public social reste la norme dans l'architecture du droit du travail ; cela veut dire qu'en principe la loi fixe un minimum que l'accord collectif ne peut qu'améliorer en faveur des salariés. Demain, il s'agira seulement de l'un des trois modes d'articulation des sources, puisque, semble-t-il, le Code devrait reposer sur trois piliers : l'ordre public social, les lois "dérogeables" et les lois supplétives. Il y a là, pour moi, une vive source d'inquiétude.

Le Code du travail n'est-il pas devenu illisible et trop complexe, ce qui nuit à l'effectivité du droit ? Comment peut-on renforcer l'application de la réglementation du travail, notamment en matière d'hygiène et de sécurité ?

P. L. : Que des simplifications soient à apporter au Code du travail, par exemple sur les contrats à durée déterminée ou le temps de travail, est une réalité. Mais le Code restera complexe. Cela vaut tout particulièrement en matière de santé et sécurité, où le besoin de réglementation, de règles précises, est particulièrement aigu. Aurait-on connu le scandale de l'amiante si une réglementation sur ce sujet avait été adoptée à l'époque, quitte à alourdir encore un peu le Code ? J'ajouterai que la réglementation sur la santé et la sécurité s'est complexifiée, non pas par une volonté effrénée de produire de la norme, mais, en grande partie, parce que les connaissances dans ces domaines se sont affinées, enrichies. C'est parce que la complexité est inévitable que je crois que l'effort doit avant tout porter sur l'accessibilité du droit, tout particulièrement à destination des TPE. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni sont en avance sur nous en ce domaine.

J.-D. C. : Je suis d'accord avec Pascal Lokiec pour dire que la complexité est inévitable en la matière. Je ne parle d'ailleurs jamais de "simplification" mais de "réécriture" du Code afin de le rendre plus compréhensible, notamment par ses utilisateurs qui ne sont pas des juristes - syndicalistes, salariés, chefs d'entreprise. Un des paradoxes est que l'ensemble des acteurs, et pas seulement l'administration, contribue à rendre ce code complexe en voulant le rendre plus effectif. On veut essayer de prévoir tous les cas, toutes les situations et, à force, il devient difficilement compréhensible. C'est ce processus que j'ai essayé de décrire dans le rapport. Curieusement, cette partie du texte est passée "sous le radar" des commentaires.

Dans le domaine très vaste de la santé au travail, qu'est-ce qui doit relever des principes fondamentaux inscrits dans l'ordre public social et qu'est-ce qui devrait relever de la négociation, selon la nouvelle architecture proposée dans le rapport ?

J.-D. C. : La santé-sécurité au travail est le champ privilégié de l'ordre public auquel il ne peut être dérogé par voie d'accord. Mon rapport n'envisage nullement de négocier sur les principes de la prévention et sur les normes de sécurité et de santé. D'abord, parce que ces normes d'inspiration communautaire s'imposent à nous et, surtout - c'est l'ancien directeur général du Travail qui parle -, parce qu'il est hors de question de baisser la garde en la matière. Reste que les champs des risques psychosociaux et des troubles musculo-squelettiques échappent pour l'essentiel à la norme et relèvent de l'organisation et des modes de management. Le rapport propose d'étendre le champ de la négociation à ces domaines.

P. L. : Tout à fait d'accord avec vous : c'est à l'Etat que revient la responsabilité d'assurer les protections en ce domaine, parce qu'on touche à la personne même du salarié. Et si le droit à la santé et à la sécurité ou encore le principe d'adaptation du travail à l'homme figurent sans doute parmi les principes fondamentaux en la matière, ils doivent être complétés par des lois d'ordre public. Il ne sert à rien de proclamer le droit à la santé et la sécurité si on n'a pas en arrière-fond une réglementation sur le harcèlement, l'amiante, l'ergonomie, etc., mais aussi sur le temps de travail. D'accord sur le rôle secondaire que doit jouer ici la négociation collective. Mais la frontière n'est pas facile à tracer avec le domaine du temps de travail, pour lequel on veut, semble-t-il, sensiblement développer la place de la négociation collective. On sait, à propos notamment des forfaits jours ou encore du travail de nuit, les liens entre flexibilisation du temps de travail, charge de travail et santé au travail ! A ce sujet, je ne suis pas sûr que l'on puisse traiter de manière autonome et anticipée, comme cela est envisagé par le gouvernement - une loi est annoncée pour l'été 2016 -, la question du temps de travail, qui a trop d'imbrications avec d'autres domaines, à commencer par la santé et la sécurité.

N'avez-vous pas le sentiment que le dialogue social est surtout attendu par les employeurs en vue d'ouvrir d'autres dérogations à la réglementation et d'accroître la productivité et la compétitivité des entreprises. Ne prend-on pas le risque de dégrader davantage la soutenabilité du travail ?

P. L. : D'abord, je ne suis pas certain que la majorité des entreprises attendent comme le messie un droit du travail construit autour de la négociation collective. Rappelons que les TPE n'y ont pratiquement pas accès. Si l'on excepte ces entreprises, avec 35 000 accords d'entreprise par an, on négocie beaucoup en France ; l'enjeu n'est donc pas, à mon sens, de négocier davantage mais, effectivement, d'ouvrir plus d'espaces de flexibilité, avec un écueil bien connu en termes de risques psychosociaux. Je voudrais insister ici sur le fait que l'enjeu, pour les salariés, est aussi celui des rapports entre l'accord collectif et le contrat de travail. Cette question n'est pas suffisamment mise en avant. Il ne faudrait pas qu'à force de mettre en avant l'accord collectif, a fortiori d'entreprise, on en arrive, comme cela est envisagé, à des degrés divers, dans l'ensemble des rapports publiés récemment, à ce que le salarié ne puisse plus refuser un changement prévu par l'accord collectif. Alors qu'on a de plus en plus de mal à définir l'intérêt collectif - le cas Smart2 est édifiant -, la moindre des choses est de laisser au salarié le droit de dire non. J'ajouterai une autre source d'inquiétude, qui tient au projet d'ensemble de réforme du droit du travail. Adopter un nouveau Code du travail n'implique pas seulement un changement des règles. Les acteurs (doctrine, avocats, inspecteurs du travail...) vont devoir réapprendre à mobiliser le droit du travail. De même, soyons conscients qu'on ne recodifie pas à droit constant et que la jurisprudence, dont chacun connaît l'importance en matière de santé au travail, va donc, pour une bonne partie, être rendue obsolète par la réécriture d'un nouveau Code ! A-t-on mesuré tous ces impacts ?

J.-D. C. : Il ne s'agit pas de réécrire entièrement le Code du travail en faisant tout basculer, au nom d'une vision naïve des bienfaits du dialogue social, dans le champ de la négociation ! Il s'agit d'avoir un mode de régulation assurant en droit et en fait un meilleur équilibre entre ce qui relève de la loi et ce qui relève de la négociation, sans ignorer pour autant les limites de cette dernière, par exemple pour les TPE. S'agissant du rapport entre l'accord collectif et le contrat de travail, j'avoue avoir du mal à comprendre, du point de vue des principes, la défense de la primauté du contrat de travail. Que je sache, depuis le XIXe siècle, le droit du travail s'est construit sur des modes collectifs de protection du salarié ! Mais comme la question est complexe, je me borne à proposer de faire prévaloir l'accord collectif préservant l'emploi de l'ensemble des salariés sur le contrat de travail d'un salarié. Enfin, l'énoncé même de la question est au centre de la spécificité culturelle française soulignée dans notre rapport. Nous sommes persuadés, en France, que la loi est un outil mieux adapté et plus protecteur que l'accord signé par des syndicats représentatifs, légitimes, majoritaires et responsables. Or le dialogue social n'est pas une opportunité ou une commodité pour les entreprises, c'est un défi nécessaire pour l'ensemble des acteurs du social.

  • 1

    Remis en septembre 2015.

  • 2

    La direction de l'usine de Hambach (Moselle) avait obtenu la signature de la CFTC et la CFE-CGC pour un retour aux 39 heures, payées 37, approuvé par référendum par 56 % des salariés en septembre dernier. Majoritaires, la CFDT et la CGT y avaient mis leur veto. Mais, en décembre, 90 % des salariés ont signé un avenant au contrat de travail distribué par la direction, en vue de passer aux 39 heures à partir du 1er janvier.