L'alerte médicale, outil de prévention collective

par Dominique Huez médecin du travail / octobre 2013

Le Code du travail intègre depuis peu un devoir d'alerte pour le médecin du travail, dès lors que celui-ci constate un risque pour la santé des salariés. Un nouvel outil qui devrait permettre d'améliorer la prévention.

Suite à la loi du 3 juillet 2011 réorganisant la médecine du travail, un devoir d'alerte médicale a fini par émerger réglementairement. Retranscrit dans le Code du travail à l'article L. 4624-3 il est défini comme suit : "Lorsque le médecin du travail constate la présence d'un risque pour la santé des travailleurs, il propose par un écrit motivé et circonstancié des mesures visant à la préserver." Cet écrit doit permettre de saisir la gravité de la situation et d'agir en conséquence pour améliorer les conditions de travail.

Il est adressé à l'employeur, qui, selon le Code du travail, doit prendre en considération les propositions du médecin et, "en cas de refus, fait connaître par écrit les motifs qui s'opposent à ce qu'il y soit donné suite". L'alerte et la réponse de l'employeur doivent être tenues, à leur demande, à la disposition "du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail ou, à défaut, des délégués du personnel, de l'inspecteur ou du contrôleur du travail, du médecin-inspecteur du travail ou des agents des services de prévention des organismes de sécurité sociale et des organismes mentionnés à l'article L. 4643-1". Bien que ce ne soit pas rappelé dans le texte, le médecin est également conseiller des représentants du personnel (art. R. 4623-1). Il devrait donc à ce titre leur transmettre l'alerte ou les informer de sa mise en oeuvre.

Repères

Le collège d'expertise sur le suivi statistique des risques psychosociaux au travail, piloté par l'Insee, a associé des chercheurs de diverses disciplines. Il a remis le 11 avril 2011 son rapport final, qui présente une batterie d'indicateurs correspondant aux principaux facteurs psychosociaux de risque au travail. Ce rapport est disponible sur www.college-risques psychosociaux-travail.fr.

Dans la pratique, l'alerte peut porter sur la situation d'un collectif de travail. Elle peut être également motivée par la gravité d'une situation individuelle, emblématique d'un risque pour les salariés. Elle peut enfin faire suite à des constats antérieurs du médecin du travail qui n'auraient pas été pris en compte. Un système de veille médicale en santé au travail, permettant de suivre des éléments cliniques pertinents ou reposant sur des indicateurs individuels d'exposition, facilitera la mise en oeuvre de l'alerte. Notamment lorsqu'il repose sur le suivi de travailleurs "sentinelles". Tout risque pour la santé des salariés est susceptible de faire l'objet d'une alerte.

Argumenter le lien santé-travail

Concernant la forme et le fond, la réglementation stipule que l'écrit du médecin du travail est motivé et circonstancié. Au-delà d'une description précise de la gravité des atteintes à la santé qu'il constate, le médecin doit donc exposer également les éléments auxquels il se réfère pour affirmer un risque. L'alerte doit ainsi argumenter le lien fait entre les conditions de travail, environnementales, organisationnelles ou sociales, et la santé des salariés.

Dans le cas des risques psychosociaux, par exemple, le médecin du travail confrontera les éléments de santé qu'il a recueillis aux caractéristiques de l'organisation du travail susceptibles d'être à l'origine d'un processus délétère. L'argumentaire sera rédigé exclusivement du côté de ce qui fait difficulté dans l'activité de travail. L'alerte médicale relatera très concrètement ce qu'a compris ou constaté le médecin du travail des tensions rencontrées par les salariés dans la réalisation du travail et de l'impact que cela a sur leur santé.

Pour ce faire, il peut tout d'abord s'appuyer sur ses dossiers médicaux, où il a noté sa compréhension des problèmes de santé au travail des salariés, notamment des constats de clinique médicale du travail, concernant des troubles dépressifs, anxieux, du sommeil ou des atteintes organiques. Certains médecins du travail rédigent également, pour leur rapport annuel, des petites monographies collectives qui s'appuient sur ces constats et instruisent le lien santé-travail. Afin de compléter ces éléments, l'alerte peut faire apparaître des références scientifiques sur lesquelles le médecin fonde son avis, à l'instar du rapport rendu par le collège d'expertise sur le suivi des risques psychosociaux (voir "Repères").

Quel que soit le risque, le médecin peut aussi étayer son argumentation et l'alerte par un historique de ses interventions, normalement thésaurisées dans les fiches d'entreprise, ses rapports d'activité et les procès-verbaux des réunions de CHSCT. Il en est de même pour les déclarations en accident du travail ou en maladie professionnelle, en appui desquelles il a pu fournir une attestation médicale concernant le lien santé-travail. Sans oublier les références réglementaires sur lesquelles il s'appuie pour ses préconisations de prévention.

Si l'alerte doit être précise quant aux conditions de travail susceptibles de jouer un rôle délétère, elle doit néanmoins rester ouverte à des éléments non connus du médecin du travail. Certains aspects de l'organisation du travail peuvent lui avoir échappé, par exemple. En revanche, le médecin du travail assume seul la responsabilité de ses constats médicaux de gravité, comme le prévoit sa mission réglementaire. Il n'a pas à les soumettre à l'avis de ses interlocuteurs et doit orienter la discussion sur ce qui fait difficulté dans le travail.

Correctement mis en oeuvre, le dispositif de l'alerte médicale devrait constituer aujourd'hui un des socles de l'action préventive collective du médecin du travail. A condition de ne pas se tromper de démarche. Si le médecin du travail est censé identifier des risques du travail responsables de graves effets sur la santé des salariés qu'il veut prévenir, s'il doit indiquer les processus qui les génèrent et, partant de là, ceux qui permettraient de les supprimer, il n'a pas pour autant à proposer des solutions clés en main ou à arbitrer ce qu'il est possible de faire ou non. Cet arbitrage relève de la responsabilité de l'employeur, en charge de la gestion des risques.

Ouvrir le débat

En endossant seul un diagnostic d'effets du travail sur la santé, comme son métier l'exige, le médecin du travail doit permettre l'ouverture d'un débat sur le travail. L'objectif est de mettre en visibilité un processus de risque, de le porter à la connaissance des salariés, de l'encadrement, de l'employeur, et de créer les conditions d'un échange sur le travail, afin de faciliter sa transformation dans un sens favorable à la santé. En procédant ainsi, le médecin du travail rend possible la délibération sur des éléments très concrets de l'organisation du travail qu'il a repérés. Il contribue ainsi à ouvrir un certain nombre de pistes de prévention, dont l'employeur peut et devrait se saisir. Il facilite également l'intervention des partenaires sociaux et renforce le pouvoir d'agir des salariés.

Par ailleurs, ce texte écrit constitue une trace de l'intervention du médecin du travail et "fait date". Le caractère pérenne de l'écrit représente pour le médecin du travail une protection majeure face à d'éventuelles pressions et peut paradoxalement faciliter le déploiement de l'obligation de sécurité de résultat de l'employeur. Secondairement, en cas d'obstacle à la prise en compte d'une alerte médicale, celle-ci pourra être transmise à des acteurs externes chargés de dire le droit. Elle sera notamment utile aux inspecteurs du travail et aux juges, qui ne peuvent pas avoir accès directement aux informations sur la dégradation de la santé en lien avec le travail.

En savoir plus
  • A lire sur www.e-pairs.org : "Ouvrir à la prévention individuelle et collective ; restaurer le pouvoir d'agir", par F. Jegou, G. Lucas et Th. Buret ; "Une pratique clinique pour accéder aux effets du travail et du "travailler" sur la santé", par O. Riquet et D. Huez.

  • Sur www.a-smt.org : "Les écrits du médecin du travail", par A. Carré et D. Huez.