La médecine du travail sous le choc de simplification

par Nathalie Quéruel / janvier 2015

Une nouvelle réforme de la médecine du travail se profile. Sous couvert de simplification pour les entreprises, la visite médicale et l'aptitude sont dans la ligne de mire. Pour le meilleur ou pour le pire... Tout est possible.

Les professionnels de la santé au travail ont poussé un ouf de soulagement. Les deux mesures du "choc de simplification" concernant la médecine du travail ont été finalement retirées du projet de loi pour la croissance et l'activité - la fameuse loi Macron - quelques jours avant son adoption par le Conseil des ministres du 10 décembre. L'affaire n'est pas finie pour autant.

Parmi les 50 mesures concoctées par le Conseil de la simplification pour les entreprises, le chapitre "Simplifier les obligations en matière de médecine du travail", conçu au nom de la sécurisation juridique des employeurs, est appelé à ressortir dans un projet législatif et réglementaire ultérieur. Une première proposition prévoit de mettre un terme à la visite médicale - d'embauche et peut-être même périodique - pour les salariés, excepté ceux qui exercent des métiers difficiles ou dangereux ; les autres pourraient être vus par d'autres professionnels, comme le médecin traitant. Selon un document de travail du 13 novembre, préparatoire au projet de loi Macron, un des objectifs est de "redéployer une partie de l'activité médicale vers l'action en entreprise". La seconde mesure entend clarifier les notions d'aptitude et d'inaptitude, sous couvert d'harmoniser les pratiques des médecins du travail, afin qu'ils ne fassent pas de propositions d'aménagement de poste ou de reclassement trop contraignantes pour les entreprises. Le même document précise que "l'employeur doit appliquer les préconisations du médecin du travail à la lettre. Il ne peut remplacer son salarié, au risque d'être poursuivi pour discrimination liée à l'état de santé".

Saper les fondements de la prévention

"Il y a une forme de mépris à mettre sur le même plan la santé au travail, qui concerne des millions de personnes, et la sécurité juridique des employeurs", s'insurge Jean-Michel Sterdyniak, président du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST). Comme lui, nombre de professionnels et de syndicalistes considèrent que ce projet gouvernemental, d'inspiration patronale1 , ne va pas dans l'intérêt de la santé des salariés et qu'il argue de la pénurie de médecins du travail pour saper les fondements de la prévention. "Le rôle du médecin du travail est de conseiller les salariés et l'employeur sur les risques, rappelle Bernard Salengro, président du syndicat CFE-CGC santé au travail. Pour cela, il doit prendre l'information auprès des personnes exposées en les examinant et en étudiant leurs conditions de travail. Si on sous-traite au médecin généraliste, on le prive de la moitié de sa source d'information et on ampute son diagnostic sur les conditions de travail."

Les syndicats ne voient pas très bien comment le suivi médical des travailleurs pourrait être assuré par les généralistes : "Ils ne sont pas suffisamment formés pour établir le lien entre la santé et le travail, et cette insuffisance est d'ailleurs un facteur important de la sous-déclaration des maladies professionnelles", affirme Pierre-Yves Montéléon, responsable de la santé au travail à la CFTC. Alors que les risques psychosociaux se développent, il deviendrait difficile de faire des alertes en CHSCT ou de préconiser des mesures collectives si les salariés n'étaient pas écoutés par le médecin du travail. Ce serait un recul pour la clinique médicale du travail, où l'échange prime pour élaborer la compréhension du rapport des salariés à leur travail et, de ce fait, mieux préserver leur santé. Même la visite d'embauche ne se résume pas à une formalité administrative décrétant l'aptitude au travail. "Elle est un premier contact avec le salarié pour l'informer sur le poste et ses risques et établir un lien de confiance avec lui", explique Jacques Delon, secrétaire général du syndicat FO des médecins du travail.

Supprimer l'aptitude

La volonté de simplifier les notions d'aptitude et d'inaptitude inquiète tout autant. Mais la question est complexe, en premier lieu parce que les deux notions ne sont pas les deux faces d'une même pièce (voir "Repères"). Beaucoup jugent que la détermination de l'aptitude, à l'embauche ou lors des visites périodiques, détourne la médecine du travail de sa mission : "Celle-ci ne doit pas consister à sélectionner les travailleurs selon leurs capacités à supporter de mauvaises conditions de travail, mais à conseiller l'employeur, qui doit donner un travail sain et salubre afin de ne pas avoir à payer la réparation des altérations de la santé", expose Pierre-Yves Montéléon. L'aptitude n'ayant jamais fait la preuve de son efficacité en termes de prévention, sa suppression permettrait aux médecins du travail de se recentrer sur leur intervention décisive dans l'adaptation des postes de travail, le reclassement et donc le maintien dans l'emploi. Une mission qui tiendra une place de plus en plus importante, du fait du recul de l'âge de départ en retraite.

Repères

La détermination de l'aptitude du salarié à son poste par le médecin du travail obéit à une logique de sélection de la main-d'oeuvre, tandis que la délivrance d'un avis d'inaptitude ou de restriction d'aptitude est destinée à protéger la santé du salarié. La première de ces notions n'apparaît dans aucun texte législatif et sa définition réglementaire n'a jamais été véritablement formalisée. Il est juste question de la fiche médicale d'aptitude à l'article R. 4624-47 du Code du travail. L'inaptitude au poste de travail n'est pas mieux définie. L'article L. 4624-1 habilite le médecin à proposer des aménagements de poste à l'employeur en fonction de l'état de santé du salarié et l'article R. 4624-31 encadre la procédure de déclaration d'inaptitude.

Or c'est cette mission que les professionnels pourraient se voir contester. Ils craignent qu'une vision binaire ne s'impose : déclarer le salarié apte ou inapte. Exit alors les avis d'aptitude avec réserves ou restrictions. La réduction de la possibilité de préconiser des aménagements des conditions de travail conduirait à une explosion des licenciements pour inaptitude, selon Jean-Michel Sterdyniak : "La prévention de la désinsertion professionnelle, qui ne concerne pas que les métiers dangereux, s'avère chronophage et mobilise différents partenaires. Faute d'obligation, les employeurs n'hésiteront pas à se séparer de leurs salariés abîmés par le travail. Déjà environ 120 000 personnes sont licenciées pour inaptitude par an et 120 000 quittent leur travail pour raison médicale, soit par rupture conventionnelle, soit en démissionnant."

La suite dépend de la mission confiée le 7 novembre à l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) par les ministres du Travail et de la Santé. Pour une de ses membres, Sophie Fantoni-Quinton, professeure de médecine du travail et docteure en droit, la situation s'est aggravée ces dernières années : démographie médicale défavorable, précarisation grandissante des salariés, vieillissement de la population au travail, pénibilité... L'objectif, indique-t-elle, "est d'établir la pertinence scientifique, médicale et juridique de l'aptitude en regard de ces données incontournables". Et de faire des propositions concrètes... en cohérence avec les objectifs de simplification du gouvernement. L'idée de remodeler la prévention en centrant les compétences des équipes pluridisciplinaires de santé au travail sur les besoins les plus criants demeure en filigrane. Mais, derrière cette rationalisation, beaucoup redoutent l'abandon d'un suivi médical individuel systématique pour prévenir les risques collectifs. Dominique Huez, vice-président de l'association Santé et médecine du travail, soutient ainsi que cet abandon "transformerait les médecins du travail en experts hygiène et sécurité, gérant les risques professionnels pour le compte des employeurs en intégrant leurs contraintes économiques". Ce qui irait à l'encontre de tout objectif de santé publique.

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    Le projet du gouvernement s'inspire fortement d'un texte intitulé "Mobiliser pour traiter les difficultés des entreprises à mettre en oeuvre un suivi individuel de l'état de santé des salariés adapté et conforme aux textes", rédigé par le Cisme, association patronale des services de santé au travail. Ce texte préconise d'abandonner le suivi médical systématique et de repenser les modalités de déclaration de l'inaptitude, source de difficulté pour les entreprises.