La nouvelle bible

par Nathalie Quéruel / avril 2015

L'ouvrage Les risques du travail, paru en 1985, avait donné naissance à un courant critique de la prévention des risques professionnels. Trente ans après, un nouvel opus arrive, publié sous la direction de plusieurs experts de Santé & Travail. Cinq auteurs nous ont livré leur point de vue sur des thèmes phares des conditions de travail.

Trente ans après la publication, à La Découverte, de l'ouvrage Les risques du travail. Pour ne pas perdre sa vie à la gagner, la maison d'édition repart au front avec un nouveau livre, qui porte le même titre. Une façon de dire que, si le monde du travail a profondément changé depuis 1985, la situation de ceux qui travaillent demeure critique. Comme le résume la sociologue Annie Thébaud-Mony, une des quatre chevilles ouvrières du livre, les acquis des mouvements sociaux de la fin des années 1970 portés par les lois Auroux ne se sont pas concrétisés autant qu'espéré : "Ces nouveaux droits, à l'instar de la création des CHSCT, devaient permettre aux travailleurs de transformer leurs conditions de travail. Or ces trente dernières années ont été marquées par des évolutions majeures de l'organisation du travail, engendrant la précarisation des salariés, qui remet en question la protection de la santé. Ce processus s'est accéléré avec le développement de la sous-traitance et la mise en concurrence des conditions de travail dans le monde."

Repères

La première version des Risques du travail, coordonnée par Bernard Cassou, Dominique Huez, Marie-Laurence Mousel, Catherine Spitzer et Annie Touranchet, et sortie en 1985, a marqué l'histoire de la santé au travail. A l'époque, la Mutualité française en avait acheté 3 000 exemplaires pour en diffuser les messages importants. L'ouvrage a été à l'origine de l'Association pour l'étude des risques du travail (Alert), qui a animé le débat social et scientifique sur la médecine du travail, la sous-traitance des risques, la précarité ou encore les cancers professionnels, dont ceux de l'amiante - d'où la fondation de l'Association nationale des victimes de l'amiante (Andeva). Ce livre a aussi contribué à la création de Santé & Travail

Cette tendance inquiétante n'a pas échappé à François Gèze, qui avait publié la première version du livre... au succès inattendu : 25 000 exemplaires se sont vendus sur plusieurs années, jouant un rôle primordial dans la mobilisation. "A l'époque, il s'agissait d'alerter sur les problèmes de santé au travail, largement ignorés, y compris des syndicats rappelle l'ancien PDG de La Découverte. L'édition de 2015 n'est pas une simple remise à jour des connaissances. Elle tient compte de la prise de conscience qui s'est opérée sur ces sujets. Il fallait repenser la structure, en fonction de faits nouveaux tels que l'emprise des nouvelles organisations du travail, une expertise scientifique plus riche et internationale, ou encore Internet, qui met à disposition une grande partie de ce savoir." Tout en gardant sa vocation originelle : produire un ouvrage de référence, accessible aux salariés et à leurs représentants, afin qu'ils puissent s'approprier les éléments nécessaires pour agir sur les conditions de travail et protéger leur santé.

"Civilisation de la hâte" et "primat à la réactivité"

Le livre s'efforce ainsi de développer un point de vue critique sur les connaissances pour tracer un chemin dans la multitude des informations. En séparant le bon grain de l'ivraie, concernant par exemple les risques toxiques, pour lesquels les abondantes recherches financées par les industriels tendent à masquer les productions des scientifiques indépendants. Mais sans occulter les débats en cours, selon l'un des coordonnateurs des Risques du travail, Laurent Vogel, chercheur en santé au travail à l'Institut syndical européen : "Un point commun rassemble les auteurs des articles : ce sont des spécialistes engagés dans l'amélioration des conditions de travail. Cependant, dans ce cadre, ils expriment une pluralité d'opinions." Pour valoriser les connaissances scientifiques, juridiques ou pratiques, ces auteurs - quelque 120 ! - ont dû suivre un cahier des charges précis en termes d'écriture : partir d'exemples concrets pour éviter la "connaissance figée" ; exposer leur savoir tout en ouvrant des pistes d'action ; synthétiser leur analyse en proposant des références clés pour approfondir le sujet.

"Aménager le cadre organisationnel pour prévenir les TMS"
René Brunet ingénieur en prévention, coauteur de l'article "Les troubles musculo-squelettiques des membres supérieurs"

"Les troubles musculo-squelettiques (TMS) sont la première cause de maladies professionnelles, avec 45 000 cas reconnus par la Sécurité sociale en 2011, dont 42 % avec séquelles. Mais ces chiffres ne reflètent pas l'ampleur du phénomène, du fait de la sous-reconnaissance de ces pathologies. Celles-ci contribuent aux inégalités de santé, puisque sont touchés les travailleurs exposés à un cumul de contraintes physiques, chimiques, psychosociales et organisationnelles, en premier lieu les ouvriers et les employés. On peut craindre que cette épidémie liée à l'intensification du travail ne se poursuive avec une population active vieillissante. L'intensification réduit les marges de manoeuvre, individuelles ou collectives. Si le dépistage précoce des TMS et les mesures permettant la poursuite de l'activité professionnelle de personnes souffrant de douleurs chroniques sont des dimensions importantes de la prévention, il est primordial d'articuler ces deux niveaux avec une priorité donnée à la réduction des risques. Aménager le cadre organisationnel pour que chacun - salarié, cadre, CHSCT, médecin du travail... - puisse se projeter dans un travail qui tienne compte de la santé constitue un objet stratégique de l'intervention. Il faut faire en sorte que la santé soit l'affaire de tous."

Le document de 600 pages n'entend pas être un manuel de "bonnes pratiques" et ne vise pas l'exhaustivité. Mais, par sa richesse, il brosse un tableau complet des transformations du monde du travail et de leur impact sur la santé des salariés, sous le poids de la mondialisation et d'une radicalisation de l'organisation néolibérale du travail. En France, le progrès technologique et la montée en qualification des travailleurs pouvaient laisser présager une amélioration substantielle des conditions de travail. C'était compter sans l'apparition, au cours des trois dernières décennies, d'une notion nouvelle : l'intensification du travail. Pour le statisticien et ergonome Serge Volkoff, un des quatre piliers de l'ouvrage, cette "civilisation de la hâte" et ce "primat à la réactivité" ont maintenu, voire développé des facteurs importants de risque : "La flexibilisation des rythmes de travail, les changements organisationnels incessants, la polyvalence accrue imposée aux salariés sans préparation suffisante se sont généralisés. En mobilisant davantage qu'il y a quelques années les ressources physiques et psychiques, les conditions de travail actuelles mettent un grand nombre de travailleurs en situation de fragilité." Car, dans ce contexte, les stratégies individuelles et collectives de préservation de soi s'avèrent difficiles à mettre en place.

"Les horaires atypiques pèsent sur la santé"
Béatrice Barthe ergonome, auteure de l'article "La déstabilisation des horaires de travail"

"Les horaires atypiques concernent désormais les deux tiers des salariés français. Le nombre de femmes travaillant la nuit a doublé depuis vingt ans. Outre leur impact sur la vie sociale, les horaires alternants et/ou de nuit, en perturbant l'horloge biologique, pèsent sur la santé, avec une fatigue chronique et l'apparition de troubles nerveux, du sommeil ou de la digestion. L'Organisation mondiale de la santé classe le travail de nuit posté comme agent probablement cancérogène. Ce risque se cumule par ailleurs avec d'autres facteurs de pénibilité. Cela étant, les travailleurs ne restent pas passifs, ils adoptent des comportements pour préserver la qualité du travail - en luttant contre la somnolence -, leur vie personnelle et leur santé. Les pistes pour diminuer les risques liés à la déstabilisation des horaires passent par une analyse de ces stratégies, en concertation avec les intéressés. Développer leurs marges de manoeuvre, en donnant de la souplesse aux prescriptions professionnelles et de l'autonomie, en constitue une. L'appui du collectif de travail en est une autre, ce qui suppose des effectifs suffisants. Mieux concilier vie professionnelle et vie privée grâce à une plus grande prévisibilité des plannings ou à la possibilité de téléphoner du lieu de travail peut aussi aider à prévenir l'épuisement physiologique et psychologique lié aux horaires atypiques."

Cohorte invisible d'atteintes à la santé

"Troubles musculo-squelettiques", "perturbateurs endocriniens", "nanomatériaux" sont autant de mots inédits présents dans l'édition 2015 qui témoignent de nouveaux environnements de travail, tout aussi délétères que les précédents. Si, depuis les années 1980, le nombre de maladies professionnelles indemnisées par la Sécurité sociale a été multiplié par dix, ce chiffre ne donne pas la mesure des atteintes actuelles à la santé. Le système de reconnaissance sort de l'ombre les pathologies dues à l'amiante et dans une moindre mesure les TMS, encore sous-représentés. Mais il laisse invisible une cohorte d'autres atteintes, des cancers professionnels aux maladies cardiovasculaires, sans oublier les troubles psychiques. Car, et c'est ce que montre l'ouvrage, la nature des expositions professionnelles a changé en trente ans : "Les salariés sont moins soumis qu'autrefois à des expositions massives et prolongées à des produits dangereux et davantage à une multiplicité de contacts toxiques faibles mais dont les effets se potentialisent, souligne Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine et santé au travail, autre coordonnateur du livre. D'autre part, la relation entre l'exposition à une dose de poison et le risque pour la santé n'apparaît plus pertinente dans le cas des nanomatériaux ou des perturbateurs endocriniens." Qu'elles soient chimiques, physiques ou mentales, ces expositions plus ou moins conjuguées produisent un "effet cocktail" mettant à rude épreuve les défenses biologiques des travailleurs. D'où la nécessité de repenser la prévention à tous les étages, en la fondant sur l'intelligence des salariés.

"Repolitiser le débat sur les expositions"
Emmanuel Henry sociologue, auteur de l'article "La santé au travail : enjeu politique ou technoscientifique ?"

"La crise de l'amiante a été un tournant dans la prise en compte de la santé au travail comme enjeu de santé publique. Cette crise a notamment permis la mise en place d'une expertise scientifique publique et indépendante, avec par exemple la création d'un département santé-travail à l'Institut de veille sanitaire en 1998, afin d'équiper la décision et de renforcer l'action de l'Etat. Pourtant, une forme d'inertie perdure. Les politiques de prévention sont mises en oeuvre par le ministère du Travail et par la branche accidents du travail-maladies professionnelles de la Sécurité sociale. Or les représentants patronaux peuvent bloquer toute évolution favorable aux salariés, comme le montre l'absence depuis 1998 de nouveau tableau de maladies professionnelles. En outre, la dimension de plus en plus technique et scientifique des dispositifs publics de prévention peut être un piège pour les représentants des salariés, qui disposent de moins d'experts à leurs côtés que les industriels qui financent recherches et lobbying. Ils sont donc dans une position moins favorable pour négocier l'application de ces réglementations comme lorsqu'il s'agit de contrôler les expositions aux produits toxiques avec des valeurs limites. Il faudrait donc instaurer un new deal permettant de reconstruire un rapport de force plus favorable aux travailleurs, comme au moment de l'affaire de l'amiante, et réussir à repolitiser le débat sur les expositions des travailleurs aux risques professionnels."

Défrichant cette jungle, Les risques du travail donnent du grain à moudre à tous. Ces risques ne relèvent pas de la fatalité mais de déterminants spécifiques sur lesquels les acteurs de terrain, bien informés, peuvent peser. Pour reprendre la main sur leur propre travail.

"Les nanomatériaux doivent être considérés comme dangereux"
Aída Ponce Del Castillo chercheuse à l'Institut syndical européen, auteure de l'article "L'exposition aux nanomatériaux sur le lieu de travail"

"Nous manquons de données sur le nombre de travailleurs exposés aux nanomatériaux. On le suppose important, tant ces derniers sont utilisés dans une vaste gamme de produits et de secteurs industriels, et à toutes les étapes de la production, de leur conception au transport, jusqu'au nettoyage. Des nanomatériaux peuvent se révéler nocifs pour la santé, particulièrement ceux qui ressemblent à des fibres comme l'amiante. Leur petite taille facilite la diffusion dans tout l'organisme. Les études sont cependant trop peu développées pour établir un lien direct entre ces expositions et certaines maladies. Afin de protéger les travailleurs, il faut considérer par précaution ces matières comme dangereuses. Pour anticiper les conséquences, la création d'une nanoparticule devrait consacrer une part de son financement à rechercher ses effets sur la santé. Il est primordial que les entreprises se dotent d'un registre d'exposition afin d'assurer une traçabilité et de mettre en place un suivi médical sur le long terme."

Conditions de travail et inégalités sociales de santé sont liées
Carles Muntaner professeur de santé publique et de psychiatrie, coauteur de l'article "Le rôle des conditions d'emploi et de travail dans la production d'inégalités sociales de santé"

"Les conditions d'emploi et de travail, concepts différents mais étroitement liés, font partie des déterminants sociaux de la santé et jouent un rôle prépondérant dans les inégalités de santé. La précarité de l'emploi - travail à temps partiel, temporaire, au noir, chômage - s'est développée au détriment des statuts stables depuis les années 1980. Cette insécurité produit un effet délétère sur la santé mentale et physique des travailleurs tout en renforçant des mécanismes de compensation délétères (tabac, alcool, nourriture excessive, etc.). Les jeunes, les femmes, les migrants et les membres d'ethnies minoritaires sont les plus concernés par cette précarité. Les travailleurs manuels et/ou sans qualification sont les groupes sociaux les plus susceptibles d'être exposés à de mauvaises conditions de travail. Ils cumulent souvent celles-ci avec de mauvaises conditions d'emploi, augmentant les risques de problèmes de santé. Les normes et les bonnes pratiques en santé et sécurité au travail ne suffisent pas pour réduire ces inégalités. Une action en amont s'impose, avec le déploiement de grandes politiques sociales, permettant une régulation des conditions d'emploi et une meilleure redistribution des revenus de la production des travailleurs."