La pénibilité passée au crible au Portugal

par Sara Ramos psychologue du travail, enseignante à l'ISCTE-Institut universitaire de Lisbonne (Portugal) / avril 2017

Comme d'autres pays en Europe, le Portugal connaît un vieillissement de sa population, doublé d'un allongement de la vie active. Ce qui implique des efforts pour améliorer les conditions de travail, que l'enquête AGE permet de mieux cerner.

L'enquête AGE est née de la rencontre entre, d'une part, l'expérience acquise par un groupe de chercheurs portugais sur l'étude des relations entre travail et santé et, d'autre part, l'intérêt pour les pouvoirs publics nationaux de promouvoir et d'approfondir les connaissances sur la réalité des conditions de travail dans le pays. Le fait que cette étude ait été conduite dans le cadre d'une collaboration institutionnelle entre université et autorité publique constitue une originalité marquante du projet (voir encadré).

L'objectif de l'enquête était de mieux connaître, au niveau national et dans tous les secteurs d'activité, les conditions de travail, les troubles de santé et l'âge au travail, et ce, en recueillant les appréciations des travailleurs sur leur propre situation. Plus spécifiquement, le projet visait à répondre à la nécessité, découlant notamment des évolutions démographiques, d'adapter les conditions de travail à une main-d'oeuvre qui présente des caractéristiques particulières. Dans la plupart des pays européens, en effet, on constate une évolution démographique importante vers un vieillissement marqué de la population. Le Portugal ne fait pas exception. L'orientation des politiques publiques, avec par exemple le recul progressif de l'âge légal de départ en retraite, est à la fois le reflet de ce phénomène préoccupant - puisqu'il implique d'équilibrer les régimes de retraite - et un facteur qui accentue les transformations de la structure d'âges dans la population en emploi. Toutefois, ces changements ne sont pas toujours accompagnés d'une amélioration concrète des conditions de travail. Comme l'avait déjà souligné la 5e enquête européenne sur les conditions de travail, réalisée en 2010 par la Fondation de Dublin, la prolongation de la durée de vie professionnelle des salariés impose pourtant des interventions soutenues sur les conditions de travail, l'exposition aux facteurs de risque durant la carrière, ainsi que l'adaptation du travail à l'état de santé des travailleurs.

Effort physique pour 4 salariés sur 5

Dans cette perspective, les résultats de l'enquête sont donc précieux. Ils indiquent tout d'abord que les facteurs de risque les plus répandus sont l'effort physique (78 % des travailleurs sont concernés), les contraintes visuelles (74 %), les facteurs psychosociaux (66 % subissent des tensions avec le public, clients ou fournisseurs) et ceux liés à l'environnement de travail (60 % sont exposés à de la chaleur ou du froid intenses, 52 % au bruit élevé, 43 % à des conditions d'éclairage qui ne sont pas appropriées). Les données montrent aussi des particularités sectorielles, certes prévisibles, mais de grande ampleur : l'effort physique est plus fréquent dans l'agriculture, l'industrie, la construction et la santé ; les contraintes visuelles sont plus présentes dans les transports et le commerce ; enfin, les tensions avec le public se retrouvent avant tout dans la santé, l'éducation, l'hôtellerie et le commerce.

Les inspecteurs du travail, acteurs de l'enquête

Etude quantitative sur les conditions de travail et la santé, l'enquête AGE1 a été menée en 2015-2016 sur tout le territoire portugais et dans toutes les branches d'activité du secteur privé. Elle est le fruit d'une collaboration entre une université publique (ISCTE-Institut universitaire de Lisbonne) et l'Autorité pour les conditions de travail (ACT), organisme public en charge de la promotion et de l'inspection des conditions de travail au Portugal.

Cette enquête s'adressait aux personnes en emploi et en âge légal de travailler (c'est-à-dire d'au moins 18 ans). L'originalité du projet tient essentiellement au fait que les données ont été recueillies par des inspecteurs du travail, lors de leurs visites régulières aux entreprises. Au total, 3 106 travailleurs ont répondu au questionnaire qui leur avait été distribué. Celui-ci portait sur les conditions d'emploi (type de contrat, horaires, heures de travail...) ; les exigences du travail (cognitives, émotionnelles, intensité...) et les ressources (soutien des collègues, valorisation, possibilité d'apprendre, autonomie...) ; les expositions à des risques professionnels ; les problèmes de santé et leur lien perçu avec le travail ; enfin, les pratiques de prévention et d'information en matière de santé au travail, identifiées par les travailleurs dans l'entreprise.

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    En portugais, "age" correspond au verbe "agir" (faire, réaliser, créer...) conjugué au présent. Ce terme constitue une allusion à l'allongement de la vie active et renvoie par ailleurs aux mots français "âge" et anglais "age".

Sont également à noter, pour une bonne partie de l'échantillon, les exigences en matière de concentration (64 % des salariés y sont souvent soumis, voire toujours), le travail sous pression (37 %) et les longues heures de travail (17 % travaillent plus de 8 heures par jour et plus de 40 heures par semaine).

Pour ce qui est des problèmes de santé signalés par les travailleurs, on relève parmi les plus courants les atteintes musculaires et ostéo-articulaires (identifiés par 48 % des répondants), l'anxiété (43 %), les troubles de la vision (39 %), la fatigue (31 %), les troubles du sommeil (31 %) et les périodes dépressives (31 %).

Moins d'horaires atypiques chez les travailleurs âgés

Les différentes catégories de population se caractérisent par des formes et des niveaux divers de pénibilité et de troubles de santé. Ainsi, les travailleurs temporaires sont touchés avant tout par les horaires de travail atypiques, l'effort physique, mais aussi la violence psychique. Les femmes sont davantage exposées aux exigences émotionnelles, au manque de reconnaissance et à la faible participation aux décisions, et les jeunes à l'intensité du travail et aux horaires rotatifs (44 % de ceux-ci concernent des travailleurs de moins de 35 ans).

Quant aux travailleurs âgés, ils présentent une grande diversité de situations. Si certains problèmes de travail ou de santé, en particulier les troubles musculaires et de la vision, s'avèrent plus fréquents qu'aux autres âges, d'autres le sont moins : les troubles du sommeil, l'exposition à la tension et les horaires atypiques. Enfin, d'autres encore se maintiennent apparemment avec l'âge, comme l'exposition à des facteurs de risque d'accident (notamment la conduite de machines et d'équipements, le travail en hauteur, en espace clos ou sous terre). Cette diversité est-elle la traduction de leurs parcours, de leurs propres choix, des organisations et du marché dans lesquels ils sont insérés ? Des études de terrain pourraient apporter des réponses.

Repère

La population active au Portugal représente un total de 5,2 millions de personnes. Parmi elles, 4,6 millions sont en emploi, avec une prépondérance du secteur tertiaire, qui en compte 3,2 millions (contre 300 000 dans le primaire et 1,1 million dans le secondaire). Parmi ces personnes, 3,8 millions sont salariées. Le secteur privé, qui constitue le champ de l'enquête AGE, emploie 2,6 millions de travailleurs.

Les résultats de l'enquête vont être présentés prochainement aux partenaires sociaux et au ministère du Travail portugais. Ils devraient permettre de mieux cibler les actions préventives et alimenteront aussi des analyses statistiques plus approfondies. Au plan international, ces résultats seront diffusés par des organisations européennes pilotant des études sur les conditions de travail. Enfin, l'équipe d'AGE prévoit de poursuivre le projet : un nouveau recueil de données sera réalisé dans quelques années, afin d'étudier les évolutions.