Le compte pénibilité quasi soldé

par Rozenn Le Saint / juillet 2014

Le mode d'emploi du futur compte pénibilité a été transmis aux partenaires sociaux. Des gages ont été donnés au patronat comme aux syndicats. Mais le flou demeure sur la comptabilisation des expositions aux cancérogènes.

Après plusieurs allers-retours entre les organisations syndicales et patronales, Michel de Virville, conseiller-maître à la Cour des comptes, a fini par rendre son rapport le 10 juin. Missionné par le gouvernement pour confectionner le mode d'emploi du compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P), prévu par la dernière loi de réforme des retraites, il devait notamment proposer une définition des seuils d'exposition aux dix facteurs de pénibilité1 ouvrant droit à l'acquisition de points par les salariés. Ces seuils, cumulant niveau et durée d'exposition, permettront de déterminer le nombre de salariés concernés. Les points acquis au titre du C3P serviront ensuite à financer une reconversion, un passage à temps partiel ou un départ anticipé en retraite (voir "Repères").

Repères

Selon le dispositif retenu pour le compte personnel de prévention de la pénibilité, un salarié exposé à un facteur de risque au-delà d'un certain seuil sera crédité de 1 point par trimestre, soit 4 points par an. Il doublera ces points en cas de polyexposition. Le compte est plafonné à 100 points. Les 20 premiers ne peuvent être utilisés que pour une formation en vue d'un maintien dans l'emploi. Les 80 restants peuvent servir à une formation/reconversion, à un passage à temps partiel ou à un départ anticipé en retraite de deux ans maximum (un trimestre par lot de 10 points). 2 points devraient permettre de financer 40 heures de formation

Le rapport final de Michel de Virville a été dans l'ensemble bien reçu par les partenaires sociaux, notamment l'Unsa et FO. La CFDT y voit "un nouveau pas vers un nouveau droit". La CGT, en revanche, reste sceptique. Dans le camp patronal, la CGPME et l'UPA critiquent toujours vivement "la surcharge administrative" que représenterait le dispositif, malgré l'effort de simplification entrepris par l'auteur du rapport. Le Medef, quant à lui, préfère attendre la parution des décrets d'application avant de s'exprimer. Ces derniers, non disponibles au moment où cet article est rédigé et annoncés pour la toute fin du mois de juin, devraient largement s'inspirer du rapport de Michel de Virville.

Décompte annuel

Côté calendrier, le déclenchement du comptage des points des salariés était prévu au 1er janvier 2015, mais les entreprises ont obtenu six mois de délai supplémentaires. Effectuée d'ici au 1er juin 2015, leur déclaration du compte pénibilité pour chaque salarié concerné sera finalement annuelle et non mensuelle, comme il était initialement envisagé. Elle sera réalisée auprès des caisses d'assurance retraite et de santé au travail (Carsat), également chargées du contrôle du dispositif. "Pour simplifier les démarches, les éditeurs de logiciels de paie ajouteront une fonction afin d'indiquer le nombre de points pénibilité engrangés par chaque salarié. A la fin de l'année, les employeurs feront le point dans la fiche individuelle d'exposition", explique Michel de Virville, satisfait d'être parvenu à contenter le désir de simplicité des employeurs et celui d'information des salariés sur leur situation personnelle.

Sur le financement, en revanche, le gouvernement a clairement cédé au lobbying des organisations patronales, qui criaient au surcoût fiscal du compte pénibilité. Les employeurs seront exonérés en 2015 de la surcotisation prévue pour financer le C3P. Et en 2016 et 2017, elle ne sera due qu'au taux de 0,1 % de la masse salariale, soit dix fois moins que prévu. Pour autant, cela ne remet pas en cause l'ouverture des droits des salariés au 1er janvier 2015. Et Michel de Virville de relativiser : "Les bénéficiaires du compte pénibilité cumulent des points aujourd'hui pour pouvoir les utiliser à l'avenir. De 2015 à 2017, les employeurs auraient seulement eu à financer les comptes pénibilité des salariés les plus âgés et pluriexposés. Cela ne représente pas une somme importante." Les premiers départs anticipés ne devraient pas intervenir avant deux ou trois ans, compte tenu de la non-rétroactivité du dispositif.

Car sur ce point, Michel de Virville n'a rien lâché aux organisations syndicales. La CGT et la CFDT ont exprimé leur regret que les salariés de plus de 52 ans n'aient pas pu cumuler des points tout au long de leur carrière. C'était certes inscrit dans la loi, mais les syndicats s'attendaient à un geste, de manière à accélérer davantage leur acquisition de points pendant leurs dernières années de travail. En définitive, cette partie du rapport n'a pas bougé d'une virgule, comparée à l'ébauche présentée le 27 mars dernier. Il est toujours prévu que, pour les salariés âgés de plus de 59,5 ans au 1er janvier 2015, "la réserve de points pour la formation ne [soit] pas appliquée et [que] l'acquisition des points se [fasse] à un rythme doublé". Pour ceux ayant entre 55 et 59,5 ans, "la réserve pour la formation ne serait pas appliquée". Elle le serait, "mais pour un montant divisé par deux, pour les générations âgées de 52 à 55 ans au 1er janvier 2015". Les syndicats s'insurgent également contre la non-prise en compte par le dispositif des contrats de moins d'un mois. Entre 2003 et 2013, leur nombre a plus que doublé, passant de 1,8 million à 3,7 millions selon les données des Urssaf.

Limiter la casse

Les organisations syndicales estiment néanmoins être parvenues à assouplir la plupart des seuils de prise en compte de la pénibilité. "A limiter la casse", selon Jean-François Naton, conseiller confédéral CGT. La définition du travail de nuit a ainsi été améliorée, sur la base d'au moins une heure d'activité professionnelle entre minuit et 5 heures du matin, au moins 120 jours par an, contre 15 jours par mois (soit 180 jours par an) dans la première version du texte. Le travail occasionnel en équipes alternantes ou de nuit a été ajouté au dispositif, de manière à intégrer par exemple "le réparateur qui ne travaille pas de nuit de manière fixe, mais deux, trois nuits par semaine", précise le rapporteur du texte. Pour les manutentions de charges lourdes, les salariés devront avoir été exposés au moins 600 heures par an, soit moins que ce que prévoyait le document initial (80 heures par mois, donc 960 heures par an). Pour les vibrations mécaniques (marteaux-piqueurs, engins de chantier, etc.), il faudra avoir été exposé au moins 450 heures dans l'année.

Seule exception, et de taille : l'exposition aux agents chimiques dangereux, y compris les poussières et les fumées, sur laquelle le rapport ne propose pas de principe de seuil. La définition de ce dernier est renvoyée à plus tard. Oralement, Michel de Virville évoque des seuils situés à 50 % des valeurs limites d'exposition aux produits dangereux, quand elles existent. Il est stipulé par ailleurs que l'existence de moyens de protection sera prise en compte en fonction de leur efficacité. Mais la définition de celle-ci "reste floue", selon Henri Forest, secrétaire confédéral de la CFDT. Les syndicats attendaient davantage de précisions sur un critère aussi important, puisqu'il concerne l'exposition aux cancérogènes.

Enfin, le risque de créer une "trappe à pénibilité" n'est pas écarté. En proposant une compensation via un départ anticipé en retraite aux salariés exposés à la pénibilité, le C3P pourrait décourager une action préventive ambitieuse sur les facteurs de risque. A ce titre, Jean-François Naton, de la CGT, craint toujours qu'"on rentre dans une bataille de points de compensation plutôt que dans une démarche de prévention via des stratégies de transformation des situations de travail". L'autre écueil étant que les employeurs réduisent leur effort de prévention à ce qui est juste nécessaire pour passer en dessous des seuils déclenchant le dispositif.

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    Soit les manutentions manuelles de charges lourdes ; les postures pénibles ; les vibrations mécaniques ; les agents chimiques dangereux, y compris les poussières et fumées ; les activités exercées en milieu hyperbare ; les températures extrêmes ; le bruit ; le travail de nuit ; le travail en équipes successives alternantes ; la répétition d'un même geste à une cadence contrainte avec un temps de cycle défini.