Les cancers professionnels sont toujours un fléau !

par Michel Delberghe François Desriaux / octobre 2014

5 000, 10 000 cancers professionnels par an ? Si la catastrophe sanitaire de l'amiante a fait progresser la réglementation, l'urgence d'une amélioration de la prévention et de la réparation pour les autres cancérogènes demeure toujours d'actualité.

Et si la catastrophe de l'amiante n'avait pas servi de leçon ? Ce constat, plusieurs experts ne sont pas loin de le partager. Ils se retrouveront les 27 et 28 novembre prochain, à Paris, à l'initiative de l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), pour échanger sur les dispositifs de vigilance, de veille et de surveillance des expositions professionnelles aux cancérogènes. Et ils enfonceront le clou dans un ouvrage qui devrait paraître dans le même temps (voir "A lire"). Pour Michel Héry, spécialiste du risque chimique à l'INRS, coorganisateur du colloque et coordinateur de l'ouvrage précité, "la prise de conscience qu'on pouvait espérer après cette crise sanitaire et les évolutions qu'on pouvait attendre sur la prévention et la réparation des expositions concernant les autres produits cancérogènes n'ont pas eu lieu. Ni l'effet d'entraînement ni la dynamique sociale n'ont été au niveau souhaité". Pourtant, selon les résultats de la dernière édition de l'enquête Sumer (Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels), le taux de salariés exposés à au moins un produit chimique a reculé, passant de 13 % en 2003 à 10 % en 2010. Mais, selon Michel Héry, "cela est davantage dû à la mutation du tissu industriel qu'aux progrès de la prévention".

Plus de 2 millions de salariés exposés

Et puis, ces expositions concernent encore plus de 2 millions de salariés, notamment des jeunes, ouvriers en contrat précaire dans les secteurs de la maintenance ou du bâtiment. Les particules diesel et les huiles entières sont les substances cancérogènes les plus répandues dans l'atmosphère et sur le lieu de travail. Par ailleurs, l'incidence du travail de nuit sur le déclenchement du cancer du sein commence à être sérieusement étayée (voir encadré). Même chose concernant les perturbateurs endocriniens ainsi que la production et l'utilisation de nanomatériaux, qui font naître des soupçons et pour lesquels l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) vient de monter son niveau d'alerte en réclamant une réglementation européenne.

Les cancers du travail de nuit
François Desriaux

Cécile. Comme les tempêtes, elle porte un prénom et pourrait elle aussi annoncer des ravages. Cette étude épidémiologique, publiée en juin 2012 par Pascal Guénel et son équipe de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), montre que le risque de survenue d'un cancer du sein chez les femmes qui ont travaillé en horaire de nuit augmente d'environ 30 %. Le risque est plus élevé lorsque les femmes ont travaillé jeunes en horaire posté, notamment avant leur première grossesse. Ces travaux viennent confirmer les résultats d'autres études et confortent le classement, en 2010, du travail de nuit comme "probablement cancérogène" par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ).

Pourtant, il ne semble pas que, depuis, des dispositions particulières aient été prises pour limiter le recours au travail de nuit. Au contraire, les chiffres publiés cet été par le ministère du Travail indiquent que le nombre de personnes travaillant occasionnellement ou habituellement la nuit a nettement augmenté (1 million de plus qu'en 1991) et que le nombre de femmes concernées a doublé en vingt ans (voir l'article page 19). "Si le travail de nuit continue d'augmenter et que le lien avec le cancer est confirmé, il pourrait être responsable d'un nombre élevé de cancers du sein et devenir un problème important de santé publique", prévient Pascal Guénel. D'autant que d'autres travaux tendent à montrer que le cancer de la prostate et celui du poumon, de même que certains lymphomes, pourraient être liés, eux aussi, au travail de nuit.

Parmi les présentations prévues au colloque de l'INRS, celle d'Anabelle Gilg Soit Ilg, de l'Institut de veille sanitaire (InVS), devrait marquer les esprits. Il s'agit d'une actualisation des résultats publiés en 2003 par l'InVS sur la part attribuable à des expositions professionnelles de certains cancers. Sur les 355 000 nouveaux cas de cancers (dits "cas incidents") apparus en 2012, toutes localisations et toutes causes confondues, combien peuvent être imputés à une exposition professionnelle ? Selon les estimations, de 2 à 9 % des cancers du larynx et du poumon chez les hommes, soit de 600 à 2 500 cas, seraient attribuables à la silice. De même, on dénombrerait entre 90 et 290 cas de cancer du rein associés à l'exposition au trichloréthylène et entre 260 et 660 cas de cancers des voies aérodigestives provoqués par le ciment. De 2 à 28 % des cas de leucémie seraient dus au benzène. Quant à l'amiante, il pourrait être incriminé dans la survenue de 3 600 à 4 700 cas de cancers.

Pression sociale et médiatique... pour l'amiante seulement

Au total, la part de cancers attribuable à ces seuls produits serait, chez les hommes, comprise entre 2,4 % et 4,8 %, ce qui représente de 4 800 à 9 500 cas incidents. "Malgré les nombreuses limites inhérentes à cet exercice, ces estimations confirment le poids considérable des expositions professionnelles sur la santé de la population et, par là même, l'importance de la sous-réparation des pathologies qui leur sont attribuables", fait remarquer Catherine Buisson, chef du département santé-travail de l'InVS.

En effet, le nombre de cancers reconnus comme maladies professionnelles par la Sécurité sociale ne dépasse pas les 1 700 par an, dont 1 500 dus à l'amiante et une centaine liés à l'exposition à des poussières du bois. L'écart est donc considérable. A part le cas de l'amiante, pour lequel la pression sociale et médiatique des victimes a été déterminante, on parle peu des autres cancers professionnels. Toutefois, des résistances s'organisent. Ainsi, à Nancy, le Pr Christophe Paris, responsable du service de consultation de pathologies professionnelles au CHU, considère que parmi les 200 à 250 cas de cancer du poumon détectés, dont 25 à 30 % seulement sont déclarés en maladie professionnelle, la majorité proviennent d'expositions à l'amiante, à la silice ou aux hydrocarbures. Dans son service, il a élaboré un outil de repérage et d'aide au diagnostic, qui croise les données des parcours professionnels avec celles des expositions aux différentes formes de nuisances. Dès cet automne, patients et médecins pourront accéder directement à ce questionnaire, qui sera en ligne sur le site Net Keep (pour "Kancer et exposition professionnelle"). Pour autant, estime Christophe Paris, "la prise en compte des cancers professionnels n'est pas un problème d'outils de détection, lesquels existent, mais bien de décision politique et d'application par les structures".

Soustraire 100 000 salariés aux risques

Or, comme le souligne Michel Héry, "par la visibilité qu'elle induit, la reconnaissance de la maladie professionnelle oriente fortement les politiques de prévention", tout autant que "la réglementation prescriptive", plus précise en matière d'amiante qu'à l'égard des autres substances.

Au chapitre des évolutions nécessaires pour améliorer la prévention, David Vernez, directeur de l'Institut universitaire romand de santé au travail, à Lausanne (Suisse), plaide pour une révision des classifications et des normes. "On manque d'outils et d'indicateurs utiles à la prévention primaire, qui permettraient d'établir une graduation des risques ainsi que des scénarios d'exposition", regrette-t-il. "Prenez, par exemple, l'amiante et le formaldéhyde, expose le chercheur. Ils sont classés tous les deux en catégorie 1 par le Centre international de recherche sur le cancer. Cela signifie que le degré de preuve de leur cancérogénicité est élevé. Pour autant, leur potentiel de cancérogénicité, leur agressivité sont très différents. Et donc les moyens à mettre en oeuvre pour se protéger des expositions ne seront pas les mêmes. Il est donc nécessaire d'établir une classification qui tienne compte de ces paramètres."

"Des risques imparfaitement maîtrisés"
entretien avec William Dab, professeur en hygiène et sécurité au Cnam
Michel Delberghe

A l'occasion de la Journée mondiale de la santé et de la sécurité au travail, le 28 avril dernier, vous avez dressé un état des lieux inquiétant de la prévention des cancérogènes professionnels. Pourquoi ?

William Dab : Parce que, tout d'abord, les risques CMR [cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques, NDLR] sont imparfaitement maîtrisés. Ces produits sont largement utilisés - près de 5 millions de tonnes annuellement - et beaucoup d'entre eux n'ont fait l'objet que d'une évaluation succincte avant leur mise sur le marché. La gestion du risque repose pour l'essentiel sur la notion de valeurs limites d'exposition, les VLEP. En réalité, peu de VLEP sont disponibles, elles ne sont pas fondées, en général, sur des évaluations de risques sur le long terme et elles sont monosubstances, c'est-à-dire qu'elles ne tiennent pas compte des effets des mélanges complexes. Bien sûr, on peut attendre du dispositif Reach1 une amélioration sur ces points. Cependant, le principal problème, sur le terrain, est que la réglementation est mal appliquée, et pas seulement dans les petites entreprises. Environ 10 % des salariés sont exposés à au moins un produit cancérogène.

Ensuite, parce que les données épidémiologiques montrent des signaux inquiétants. Ainsi, de nombreux arguments sont en faveur d'un poids anormalement élevé des expositions professionnelles dans le risque de cancer en France. La mortalité prématurée des hommes, avant 60 ans, est une des plus élevées d'Europe. Et le cancer est la première cause de mortalité des hommes jeunes. Cela ne peut s'expliquer ni par la génétique, ni par le tabac, ni par l'environnement, ni par la nutrition et que partiellement par la consommation d'alcool. Reste donc le travail. Or l'analyse régionale révèle que cet excès touche avant tout les régions ouvrières. Il y a là une réalité préoccupante, mais méconnue.

On observe toujours un large déficit de reconnaissance de l'origine professionnelle des cancers. Méconnaissance ou déni ?

W. D. : Les deux phénomènes s'additionnent. Les tableaux de maladies professionnelles reposent sur une imputation strictement individuelle. C'est un système binaire qui ne prend pas en compte la part attribuable aux différentes causes. C'est en décalage complet avec les connaissances scientifiques. L'écart reste trop important entre la connaissance du risque cancérogène et les pratiques de prévention et d'indemnisation. Cette situation semble arranger tout le monde. Les employeurs, puisque l'évaluation individuelle sous-évalue la contribution réelle des facteurs professionnels. L'assureur, qui, tout public qu'il soit, peut redouter l'enjeu financier. Les syndicats, qui y voient une mise en cause plus facile de la responsabilité des employeurs. Il existe une sorte de conspiration invisible, de conjonction d'intérêts et de contraintes qui ne favorise guère les évolutions.

Que faut-il changer dans la politique de prévention ?

W. D. : Deux choses. Sur un plan général, il ne suffit pas de normer et de contrôler. Le principal enjeu est de poursuivre vers l'obligation de résultats plutôt que de moyens. S'agissant du risque cancérogène, il faut que la prévention sorte du modèle unicausal, dépassé sur le plan scientifique. On ne peut plus raisonner produit par produit, ce qui nous fait passer à côté des effets synergiques. Il vaudrait mieux caractériser globalement les situations de travail et prendre en compte l'ensemble des expositions auxquelles les travailleurs sont confrontés. Et leur traçabilité devrait faire l'objet d'un enregistrement obligatoire.

  • 1

    Dispositif réglementaire européen gérant l'enregistrement, l'évaluation, l'autorisation et la restriction des produits chimiques.

Cependant, sans attendre ces évolutions, les entreprises disposent déjà de nombreux outils pour s'attaquer au problème des expositions aux cancérogènes. C'était le sens de la convention d'objectifs et de gestion (COG) 2009-2012 entre l'Etat et la branche accidents du travail-maladies professionnelles de la Sécurité sociale, qui a mobilisé les services prévention des caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) dans une vaste campagne visant à soustraire 100 000 salariés à l'exposition aux produits cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR). Certes, l'objectif n'a été que partiellement atteint, puisque cette campagne n'a bénéficié qu'à "seulement" 65 000 salariés environ. Mais l'opération aura montré, se félicite son coordinateur à la Caisse nationale d'assurance maladie, Yvan Créau, que "la prévention des risques cancérogènes n'est plus un sujet tabou et l'exposition n'est pas une fatalité. Il était important de repérer dans les entreprises les capacités à promouvoir et à mettre en oeuvre des solutions concrètes". La plupart de ces mesures ont été puisées dans la "panoplie" classique des recommandations de l'INRS : substitution de produits dans 1 600 établissements, aménagement des postes de travail... Mais surtout, près d'un quart des entreprises ont, par ailleurs, bénéficié d'aides financières et de conseils techniques. Le nerf de la guerre pour Michel Héry, qui constate que, "si les grosses entreprises ont souvent les moyens de résoudre les expositions aux cancérogènes en automatisant ou en sous-traitant les activités toxiques, les PME, elles, ne disposent pas des mêmes marges de manoeuvre, ni, parfois, du savoir-faire technique pour protéger leurs salariés".

Avec la nouvelle COG, quatre risques majeurs seront ciblés : le styrène dans la plasturgie et l'industrie nautique ; les émissions de moteurs diesel, avec une action spécifique dans les centres de contrôle technique ; les fumées de soudage ; enfin, le remplacement du perchloroéthylène dans les pressings.

Privilégier les études de postes

Reste que, pour un certain nombre de produits, les recettes traditionnelles ne sont pas forcément efficaces ou possibles à mettre en oeuvre. "Depuis trente ans, les modes d'exposition et les produits ont changé, explique le Pr Gérard Lasfargues, directeur général adjoint de l'Anses. On a de plus en plus souvent affaire à des mélanges complexes, avec des faibles doses d'exposition, mais des effets cocktails. Et il existe des incertitudes sur les effets à long terme, comme dans le cas des nanomatériaux. On ne peut pas conduire une évaluation quantitative des risques classique sur des produits comme les bitumes, de composition très variable, avec plus de 10 000 composés différents. Difficile, donc, de déterminer des indicateurs d'exposition pertinents. Il faut privilégier une démarche plus qualitative, conduire des études de terrain, de postes de travail, cibler les plus exposés pour prioriser la réduction des expositions sur ces postes, notamment par des protections collectives et des mesures organisationnelles." Bref, agir sur tous les paramètres, car, bien souvent, les solutions radicales comme la substitution d'un produit dangereux par un autre qui l'est moins est impossible. La lutte contre les cancers professionnels requiert plus des actions soutenues et dans la durée que des actions coups de poing, comme le suggère le titre de l'ouvrage coordonné par Michel Héry : Construire en permanence la prévention des cancers professionnels.

En savoir plus
  • Construire en permanence la prévention des risques professionnels, Michel Héry (coord.), éditions EDP Sciences. A paraître en novembre.

  • L'Institut de veille sanitaire (InVS) a développé des outils d'aide à l'évaluation des expositions professionnelles pour tous publics, disponibles sur son portail Exp-pro : http://exppro.invs.sante.fr/accueil

  • L'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) a créé un site d'aide à la substitution des substances cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR), destiné aux professionnels et acteurs de la santé au travail : www.substitution-cmr.fr