Les femmes, victimes oubliées du travail

par Clotilde de Gastines / avril 2015

Les risques, notamment chimiques, auxquels les femmes sont exposées au travail demeurent en grande partie occultés. Un récent colloque de l'Institut syndical européen s'est penché sur le problème, ses causes et les pistes pour y remédier.

On nous disait que ces femmes étaient hystériques. En fait, elles étaient intoxiquées par un insecticide organochloré", raconte Carme Valls Llobet, médecin et endocrinologue espagnole, à propos de salariées qu'elle a suivies lors d'une étude menée dans les années 1990. Encore aujourd'hui, les stéréotypes ont la vie dure et il est difficile de remédier à la triple occultation scientifique, syndicale et politique des risques liés aux métiers exercés par des femmes en Europe. C'est pourquoi l'Institut syndical européen (Etui) a décidé de réunir à Bruxelles, du 4 au 6 mars dernier, des ergonomes, toxicologues, psychologues du travail et syndicalistes de toute l'Europe et du Canada. Un colloque qui leur a permis de partager connaissances et expériences en vue d'améliorer les conditions de travail des femmes et l'égalité de traitement face aux risques.

Le constat est amer. Le taux d'activité des femmes chute "brutalement après 50 ans", a rappelé en introduction Bernadette Ségol, présidente de la Confédération européenne des syndicats (CES). Preuve, selon elle, que leurs conditions de travail ne sont pas soutenables. Les femmes sont exposées à de multiples contraintes et risques au travail, parfois bien différemment des hommes.

Selon Colette Fagan, sociologue à l'université de Manchester (Royaume-Uni), les principales caractéristiques de l'emploi féminin sont la ségrégation dans l'emploi - seule une femme sur cinq travaille dans un groupe mixte -, les temps partiels subis, que ce soit "avant ou après une maternité", et une division du travail domestique pénalisante, aboutissant à des semaines de 70 heures pour les femmes. Sans oublier la discrimination sexuelle (écarts de salaires et moindres promotions) et différentes formes de harcèlement : 5 % des salariées sont humiliées, 11 % sont victimes de remarques sexuelles et 2 % subissent des violences physiques, selon l'enquête européenne sur les conditions de travail menée en 2010 par la Fondation de Dublin.

Métabolisation différente des toxiques

Les expositions professionnelles des femmes sont souvent rendues invisibles du fait des métiers dans lesquels elles surviennent. Ces métiers - nettoyage, hôtellerie, services à la personne, coiffure, laboratoires, administration... - sont peu syndicalisés. Les femmes y sont moins informées des dangers, notamment concernant les risques biologiques et chimiques. "L'exposition des femmes aux substances dangereuses reste largement inexplorée", constate Elke Schneider, de l'Agence européenne pour la santé et sécurité au travail (Osha). Pas d'approche globale encore, mais des mesures ponctuelles, des outils de repérage et de prévention. Pour Elke Schneider, ce sujet est "particulièrement difficile" à aborder vu la conjoncture"car des emplois sont en jeu dans le secteur des soins de santé et de l'industrie". Il est pourtant majeur, "car les femmes métabolisent les toxiques différemment", insiste pour sa part Karen Messing, professeure émérite au département des sciences biologiques de l'université du Québec, à Montréal (Canada).

A ce titre, les effets sur la maternité et la reproduction peuvent servir de signaux d'alerte. Comme dans le cas de cette étude danoise, qui a examiné sur seize ans la santé de femmes travaillant dans des serres et celle de leurs enfants. "Les mères étaient exposées à une centaine de pesticides différents, parfois seulement durant les huit premières semaines de grossesse", relate la toxicologue Helle Raun Andersen, qui a collaboré avec un pédiatre, un psychologue et un médecin. Parmi leurs enfants, certains garçons sont nés avec des malformations génitales et les filles ont connu une puberté anticipée et des retards d'apprentissage du langage et des fonctions motrices.

Le Canada a été le premier pays à intégrer la dimension du genre dans l'élaboration de ses matrices emplois-expositions. Les pays nordiques lui ont emboîté le pas. Ces matrices cataloguent les risques biologiques et infectieux dus aux contacts avec des animaux, des insectes, des patients ou malades, ainsi que ceux liés aux substances chimiques contenues dans les peintures, cosmétiques, colles, produits nettoyants. Quant à leurs effets sur la santé des femmes, la liste est longue : fatigue chronique, sensibilité aux odeurs, hypersensibilité aux produits chimiques (même chez les salariées exposées à une très petite dose, mais de façon répétée), ménopause précoce, fibromyalgie, stérilité, altération thyroïdienne, cancer du sein...

Dans le secteur de la coiffure, il est ainsi "fort probable" que la manipulation de colorants provoque des cancers de la vessie, selon le sociologue Paul Bouffartigue. "Mais personne n'a fait le lien pour ce métier, alors qu'on l'a fait pour des métiers industriels masculins au contact avec ces colorants", ajoute-t-il. Une directive européenne sur la santé au travail des coiffeurs a failli voir le jour, avant d'être bloquée par la Commission européenne, avec le soutien du Royaume-Uni et des Pays-Bas. En Belgique, le syndicat FGTB a néanmoins réussi à inscrire dans la convention collective du secteur un examen dermatologique annuel obligatoire pour tous les employés. En Espagne, la Confédération syndicale des commissions ouvrières (CCOO) a mené des actions pour la substitution du formol et des parabens dans les produits utilisés par les salariés.

Jusque dans la maladie

Concernant la reconnaissance et la réparation des atteintes professionnelles, hommes et femmes s'avèrent aussi inégaux. "Une étude italienne montre que l'homme revient avec l'aura du combattant blessé à la guerre, remarque Laurent Vogel, de l'Etui. A niveau de travail égal, la réhabilitation après une maladie est plus importante pour les hommes que pour les femmes, cela va du simple au double."

Au vu de "l'énorme consensus au niveau scientifique", Philippe Pochet, directeur de l'Etui, s'est demandé en conclusion du colloque pourquoi la santé au travail des femmes n'était pas inscrite à l'agenda politique. La faute aux dix années "perdues" avec la présidence de la Commission européenne par José Manuel Barroso et à la division sexuelle du travail, qui conduit à dévaloriser le travail féminin, a répondu Bernadette Ségol. La CES revendique de ce fait la mixité de l'ensemble des activités rémunérées. "C'est lent, mais il y a du mouvement", veut croire Elke Schneider.

D'autres propositions concrètes ont fusé : sensibiliser les structures syndicales, de culture encore très masculine, aux problèmes de santé au travail des femmes, en vue de développer une action spécifique sur les lieux de travail, ou inviter la médecine du travail à mieux les prendre en charge. Côté hexagonal, l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) et son réseau, présents aux rencontres, ont rappelé qu'ils étaient amenés à traiter de ces questions, dans le cadre de leurs interventions dans les entreprises. En revanche, hormis la CGT Métallurgie, les organisations syndicales et patronales françaises ont brillé par leur absence.

En savoir plus
  • L'Institut syndical européen a mis en ligne, sur www.etui.org, plusieurs vidéos d'interviews d'intervenants ayant participé au colloque "Femmes, santé et travail" qui a eu lieu du 4 au 6 mars, à Bruxelles. Petit inconvénient, elles sont en anglais, sans sous-titres.