Pesticides : la guerre est déclarée

par Isabelle Mahiou / juillet 2014

Le ministère de l'Agriculture vient de suspendre des autorisations de mise sur le marché de pesticides nocifs, au risque de subir l'offensive judiciaire des industriels. Malgré ce fait d'armes, la santé des agriculteurs est toujours menacée.

Les dégâts des pesticides sur la santé humaine ne font plus de doute et leur utilisation est à présent davantage encadrée. Pourtant, il se trouve encore des produits contenant des substances dangereuses qui reçoivent en France des avis favorables à une autorisation de mise sur le marché (AMM). Des cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques (CMR) avérés ou supposés (classés 1A ou 1B) ne devraient plus être en circulation en raison de leur potentiel de toxicité... sauf que le règlement européen qui les frappe d'exclusion n'est pas rétroactif. Ainsi, une molécule "approuvée" avant l'entrée en application de ce texte en 2011 peut rester sur le marché pendant dix ans et, durant cette période transitoire, les fabricants ont tout loisir de proposer de nouveaux produits basés sur cette molécule, même si entre-temps l'expertise scientifique l'a classée CMR 1A ou 1B.

L'alerte du ministère du Travail

Ce cas de figure touche plusieurs produits phytosanitaires. Le ministère du Travail, qui est consulté sur les AMM, s'en est ému en début d'année auprès de la direction générale de l'Alimentation (DGAL) du ministère de l'Agriculture, qui accorde ces mêmes AMM. Notamment à propos de l'époxiconazole, un reprotoxique de catégorie 1B utilisé dans la préparation de fongicides, dont certains autorisés récemment. Un courrier, dont nous avons eu connaissance, demande à la DGAL de démontrer l'intérêt du maintien de cette substance sur le marché au regard des risques auxquels elle expose les personnes, les travailleurs en particulier. Approuvée en 2009, mais classée CMR 1B en 2013, elle peut rester en circulation jusqu'en 2019 !

Repères

La mise sur le marché des pesticides est régie par le règlement européen n° 1107/2009. Le règlement d'exécution 540/2011 porte application du règlement européen en ce qui concerne les substances actives approuvées. Les substances préoccupantes sont encadrées par le règlement CLP (Classification, Labelling and Packaging) n° 1272/2008 et l'examen de leur classification est coordonné par l'Agence européenne des produits chimiques (Echa).

A l'évidence, entre le verdict scientifique et la prise en compte réglementaire, il y a un décalage. Pour Pascal Etienne, chef du bureau des équipements et des lieux de travail à la direction générale du Travail, la question est "complexe" : "Les arbitrages de la DGAL ne sont pas simples. Pour certains produits, le ministère du Travail alerte les administrations concernées et tente d'accélérer le processus de réévaluation [par la Commission européenne, NDLR] de substances appelées de toute façon à être retirées."

"La Commission a été saisie en 2013 par les autorités françaises sur une vingtaine de substances pour une demande de réévaluation accélérée compte tenu des enjeux de santé publique, mais nous n'avons pas encore de réponse, déclare Patrick Dehaumont, directeur général de l'Alimentation. Nous sommes en train d'analyser au niveau interministériel les actions à mener au niveau communautaire et au niveau national pour sécuriser les décisions d'autorisation de mise sur le marché." En attendant, la délivrance d'AMM de nouveaux produits contenant des CMR tels que l'époxiconazole a été suspendue. Un fait inédit, car un retrait du marché est lourd de conséquences. "Il y a un enjeu de santé publique, mais aussi un enjeu juridique : ne pas délivrer d'autorisation de mise sur le marché, c'est s'exposer à un risque de contentieux avec les firmes et générer une distorsion de concurrence", explique le DGAL.

Zones d'ombre

Cela n'empêche pas l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), sur laquelle repose l'évaluation des produits préalable à la décision d'autorisation, de délivrer des avis favorables à la mise sur le marché. Si, d'après son expertise, le risque lié à l'exposition au produit est "acceptable", en dépit de la dangerosité de la substance, il n'y a pas d'obstacle à émettre un avis favorable.

Pourtant, cette évaluation, qui se doit d'être "indépendante, objective et transparente" comme le prévoit le règlement européen, présente des limites et des zones d'ombre. S'appuyant sur les études fournies par les fabricants sur leurs produits, elle utilise des modèles scientifiques plutôt opaques. Déjà anciens, élaborés pour les grandes cultures, ils se fondent sur l'AOEL1 , à savoir le niveau d'exposition acceptable pour l'opérateur. Un seuil considéré pour les seules substances actives, en omettant les effets cocktails avec les formulants (en particulier ceux qui facilitent la pénétration dans la plante, et dans la peau) ainsi que les effets à faible dose. Si le niveau d'exposition à la substance est inférieur à l'AOEL, l'exposition est jugée acceptable.

En outre, cette exposition est mesurée avec et sans équipement de protection individuelle (EPI), protection qui elle-même est modélisée : on prête à l'EPI, y compris au vêtement de travail, un facteur de protection de 90 %, lui aussi très théorique. Ce facteur, peut-on lire dans les avis rendus par l'Anses, est "basé sur le résultat de différents essais terrain, en conditions réelles, revus récemment par un groupe d'experts de l'Efsa", l'Autorité européenne de sécurité des aliments, qui coordonne l'évaluation des substances actives. Mais pour plus d'un spécialiste des expositions, le mystère reste épais. "Nous n'avons pas de visibilité sur les études de terrain de l'Efsa, alors que, par ailleurs, les modèles utilisés présentent des incohérences, négligeant par exemple la réentrée sur le terrain traité, et que les protections ne sont pas testées pour le milieu agricole", pointe Isabelle Baldi, épidémiologiste de l'Institut de santé publique, d'épidémiologie et de développement (Isped), à l'université de Bordeaux 2.

Enfin, l'Anses subordonne son avis favorable au port d'EPI sur lesquels planent, dans la réalité, nombre d'incertitudes : problèmes d'efficacité des équipements, variété des produits et de leur capacité de perméation (processus au cours duquel ils se diffusent à travers le tissu). De l'aveu même de l'Anses, "il n'est pas possible de préciser l'équipement de protection le plus adapté à la protection des agriculteurs". La question suscite des interrogations depuis plusieurs années2 . L'agence, qui, il y a trois ans encore, se contentait d'écrire dans ses avis que les EPI "doivent impérativement être adaptés aux propriétés physico-chimiques du produit utilisé et aux conditions d'exposition", demande à présent aux industriels pétitionnaires de spécifier les caractéristiques de l'EPI assurant la protection des opérateurs contre les risques associés à leur produit. Conformément au règlement européen.

Equipement "forfaitaire"

Résultat, il est à présent indiqué dans les avis que le pétitionnaire préconise le port d'une combinaison de travail coton-polyester avec traitement déperlant et le port de gants en nitrile, auxquels s'ajoutent, selon les phases de manipulation (mélange-chargement, application, nettoyage), une blouse - EPI partiel imperméable - et, dans certains cas, des lunettes et un masque. Une formulation générique qui ne donne pas d'indication sur un modèle précis d'EPI. La norme EN 374-3 associée aux gants, par exemple, est la référence à un essai de perméation. "Avec quel produit ? quelle dilution ? un mélange ou une substance ?", s'interroge un spécialiste des EPI. Pourtant, cet équipement "forfaitaire" comprenant bleu de travail, gants et blouse constitue dans l'avis une condition d'emploi du produit.

Ces équipements sont-ils testés par les fabricants avec leurs produits ? "Les évaluations sont basées sur les résultats d'études d'exposition de terrain réalisées avec différents types de préparations", indique Thierry Mercier, directeur adjoint à la direction des produits réglementés de l'Anses. Des études essentiellement générées par les industriels. Et rien n'indique qu'un EPI déterminé est soumis à un essai avec le produit fini spécifique qui permettrait d'assurer qu'il est bien approprié. Elément notable, le bleu de travail est au centre de l'équipement : "Quel est son niveau de performance ? A partir du moment où un vêtement est considéré comme protecteur, utilisé et mis sur le marché, c'est un EPI de catégorie 3 et il doit répondre à certaines exigences", signale Pascal Etienne, en spécifiant qu'il s'agit là d'un consensus interministériel. Le bleu devient un EPI préconisé dans des AMM... mais il n'est pas conforme.

Beaucoup de flou entoure donc encore la protection des travailleurs via les EPI. Les études commanditées par l'Anses en 2011 devraient apporter un éclairage : "Notre jugement sur les préconisations des fabricants [de phytosanitaires, NDLR] sera plus robuste", espère Thierry Mercier. Les résultats se font attendre, mais les premiers tests de laboratoire sur les matériaux de combinaisons et de blouses ne sont guère encourageants. "La perméation des pesticides n'est pas maîtrisée par les fabricants d'EPI, parce que les fabricants de pesticides ne leur donnent pas les caractéristiques physico-chimiques de leurs produits", note Alain Garrigou, maître de conférences en ergonomie à Bordeaux 2, qui participe à un groupe de travail de l'Anses sur les expositions. Une étude de terrain dans le vignoble languedocien doit par ailleurs permettre de mesurer l'exposition percutanée d'une quinzaine d'opérateurs. "Il peut y avoir des lacunes quand les données disponibles sont peu nombreuses ou anciennes, souligne Gérard Lasfargues, directeur général adjoint scientifique de l'Anses. Nous avons besoin d'études de terrain pour vérifier si les facteurs de protection sont bien confirmés, notamment dans le cadre des situations les plus représentatives en France." Il reste que le choix de Staphyt pour mener cette étude, un prestataire labellisé "bonnes pratiques de laboratoire" - sésame pour obtenir une reconnaissance européenne - mais qui monte des dossiers de demande d'AMM pour les fabricants, ne peut que susciter la suspicion en raison de l'évidence du conflit d'intérêts.

Vers une évolution des normes ?

Le manque de transparence de l'homologation des pesticides et les incertitudes sur la protection des personnes sont donc patents. Le guide que vient de réaliser l'Efsa pour revoir les modèles utilisés, et qui doit devenir la référence des évaluateurs nationaux après son adoption en 2015, ne va pas forcément améliorer les choses. "Le risque, s'inquiète Isabelle Baldi, est que les études qui nourrissent ces modèles se réduisent à celles produites par les industriels, en contradiction avec la philosophie antérieure où toute étude sur l'exposition pouvait être intégrée. Comme Pestexpo, que nous avons réalisée chez les viticulteurs girondins."

Une autre évolution concerne les normes. Un consortium international travaille à une révision de la norme ISO 27065 relative aux vêtements de protection contre les pesticides liquides. Le projet définit, selon leur degré de dangerosité, trois classes de produits, auxquelles correspondraient trois types de protection, du bleu de travail à la combinaison étanche. Seul ce dernier EPI serait soumis à un test de perméation avec un mélange de produits, les autres se contentant de tests de pénétration, moins poussés. Un projet qui pourrait être repris dans la norme européenne. Encore faut-il qu'il soit conforme aux exigences de la directive de l'Union sur les EPI. Difficile d'imaginer que les pesticides qui font l'objet d'une autorisation de mise sur le marché en raison de leur dangerosité puissent relever de la première classe.

  • 1

    Défini au niveau européen, l'AOEL (pour "acceptable operator exposure level") est déterminé par expérience sur l'animal. Il s'agit de la quantité maximale de substance active à laquelle on peut être exposé sans effet nuisible à la santé.

  • 2

    Voir "Une faille dans l'autorisation des pesticides", Santé & Travail n° 75, juillet 2011.