Pologne : un miracle en trompe-l'oeil

par Clotilde de Gastines / octobre 2014

La croissance polonaise se fait aux dépens de la santé des travailleurs, soumis à une forte précarité. Malgré la mise aux normes européennes et les incitations gouvernementales, les entreprises renâclent à améliorer les conditions de travail.

La Pologne a fêté au printemps les dix ans de son adhésion à l'Europe et fêtera bientôt les vingt-cinq ans de sa conversion à l'économie de marché. Après plusieurs années d'ajustements, elle s'est mise aux normes de l'acquis communautaire en termes de santé et de sécurité au travail. Elle a également adhéré au dispositif Reach, qui vise à contrôler les substances chimiques. "Sur le papier, la Pologne est exemplaire, constate Viktor Kempa, chercheur à l'Institut syndical européen (Etui). Mais il y a un fossé entre la transposition des directives européennes dans le droit polonais et leur mise en oeuvre effective." Notamment parce que les TPE-PME représentent 95 % du tissu économique polonais et que les préoccupations en santé et sécurité sont aussi fonction du type et de la culture de l'entreprise. "La situation est radicalement différente, au sein d'une entreprise, selon que celle-ci est éphémère ou pérenne et qu'il y a ou non des syndicats souligne Jerzy Wielgus, du syndicat Solidarnosc1 Et s'il s'agit d'une filiale d'une multinationale, tout dépend de l'équipe de direction sur place, car certains se croient au far west..."

Les TMS, pathologies invisibles

En 2008, le premier gouvernement libéral de Donald Tusk a mis en place un programme pluriannuel pour l'amélioration des conditions de travail. Ce programme fixait comme objectif, d'ici à 2016, de diviser par trois les expositions aux facteurs de pénibilité et de danger et par quatre les dépenses directes du fonds d'assurance contre les accidents. Calculées selon les secteurs, les cotisations des employeurs qui alimentent ce fonds tiennent compte de la catégorie de risques, du nombre total d'accidents, notamment mortels, des types de maladies professionnelles et du taux d'emploi dans des conditions à risque. Elles peuvent varier jusqu'à plus ou moins 50 %, "afin d'inciter les entreprises à améliorer les conditions de travail", explique Malgorzata Pecillo, de l'Institut central pour la protection des travailleurs (Ciop). Reste que, en 2012, "60 % des entreprises avaient vu leurs cotisations augmenter", précisent les experts du Ciop.

Repères

Les risques psychosociaux (RPS) concernent 25 % des actifs polonais, contre 20 % dans l'Union européenne, selon les chiffres de la Fondation de Dublin. Les enseignants, travailleurs sociaux et cadres intermédiaires sont les plus exposés au burn-out. Les RPS sont surtout dus aux longues heures de travail : 1 929 heures par an, contre 1 765 en moyenne dans les Etats membres de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Les Polonais cumulent souvent plusieurs emplois pour subsister, car le salaire horaire moyen est toujours un des plus bas d'Europe.

Une augmentation étonnante, car, officiellement, les statistiques portant sur les accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) sont encourageantes, sauf sur les risques psychosociaux (voir "Repères"). L'Institut Nofer de médecine du travail note un recul majeur des maladies professionnelles reconnues, stabilisées à 28 cas pour 100 000 travailleurs en 2008 (contre 73,9 en 2000). Dans le registre national des maladies professionnelles reconnues, tenu par cet institut, arrivent en tête les pneumoconioses (dues aux silicates et à l'amiante), les maladies infectieuses et parasitaires ou leurs séquelles (dans le secteur médical), les pertes auditives et les problèmes de voix chroniques. Si les chiffres sont si bas, c'est en partie parce que les troubles musculo-squelettiques (TMS) sont quasiment invisibles. On peut pourtant penser que les travailleurs ne sont pas plus épargnés par ces pathologies en Pologne qu'en France, où elles représentent les trois quarts des MP reconnues... "La reconnaissance d'un TMS est très rare. Seuls 86 Polonais étaient concernés en 2013 et 118 en 2012, alors qu'ils étaient 2 253 en 2011, détaille Jolanta Walusiak-Skorupa, chercheuse de l'Institut Nofer. Beaucoup de salariés ne déclarent pas leur TMS : ils redoutent que leur employeur, n'ayant pas d'autre poste à leur proposer, les licencie." Elle ajoute que les asthmes et les cancers sont aussi des pathologies sous-estimées.

Signe de conditions de travail dégradées, le nombre d'accidents du travail mortels est élevé, soit le double par rapport à la France. L'institut Nofer liste les secteurs dangereux : la construction, l'agriculture, l'industrie lourde. Mais "le pire, c'est dans le transport", alerte Viktor Kempa. D'après l'ONG Tiry na tory, 751 routiers sont morts en 2012, soit 23 % de tous les décès européens. Dans la filiale polonaise du transporteur international Portmann Logistic, la politique de prévention et la prise en compte des atteintes à la santé concerne seulement les 32 salariés permanents du siège. Ils sont couverts par la sécurité sociale de base (ZUS) et une assurance complémentaire chez Medicover, un groupe médical européen privé, qui assure aussi des contrôles de médecine du travail. En revanche, les chauffeurs qui sont sous contrat de mission ne sont couverts ni par la ZUS ni par Medicover.

Ce cas est emblématique de la dichotomie du marché du travail polonais, marqué par une forte précarité. Comme l'indique Jan Guz, leader syndical d'OPZZ, la plus grande centrale syndicale, "la moitié des actifs seulement sont en CDI contre plus de 80 % en France. Ainsi, 28 % des travailleurs sont en CDD sans limite de durée et de renouvellement, 1,5 million sont indépendants ou faux indépendants et 1,3 million travaillent sous des "contrats poubelles", décrit Barbara Krzyskow, du Ciop. Depuis 2005, ces derniers ont explosé, touchant tous les corps de métiers : caissière, peintre en bâtiment, professeur d'université... Relevant du droit commercial et non du droit du travail, ils n'offrent pas de couverture maladie et n'ouvrent pas droit au système de réparation des AT-MP.

Trop peu de médecins du travail

Après des manifestations à l'automne 2013, le Parlement a voté la création d'une cotisation maladie liée à ce type de contrat. "Afin d'éviter la distorsion de concurrence dans les appels d'offres, sinon c'est toujours le moins-disant qui gagne", plaide la puissante Henryka Bochniarz, de Lewiatan, seule organisation patronale qui était favorable à cette mesure. Le gouvernement veut en faire un argument électoral pour les municipales qui approchent, tandis que les entreprises souhaiteraient la retarder à l'année prochaine, pour en absorber l'impact dans leur budget 2015.

Quant aux acteurs de la prévention, ils sont peu armés pour peser sur les questions de santé au travail. L'Inspection du travail concentre sa traque sur les faux indépendants dans les TPE-PME. Les entreprises de plus de 250 salariés ont davantage d'obligations que ces dernières, comme celle de créer un comité mixte de santé et de sécurité, dont le rôle se limite cependant à émettre conseils et avis. Quand une organisation syndicale est présente sur le lieu de travail, le personnel peut aussi élire un "inspecteur social". Ce salarié a des droits et des obligations en santé et sécurité au travail, qui vont de la vérification de l'état des machines aux enquêtes après accident. Mais personne ne sait combien ils sont, "car il n'existe pas de statistiques fiables", relève Marzena Flis, déléguée santé au travail de Solidarnosc, qui signale également que "leur travail social n'est pas rémunéré, à part dans l'aciérie et les mines". Quant aux services de médecine du travail, ils ont perdu des effectifs au cours des années 2000, mais une réforme de la formation initiale, en partie financée par les fonds européens, tente de rendre le métier attractif. En 2011, la Société polonaise de médecine du travail dénombrait 1 609 médecins du travail, soit 4,24 pour 100 000 habitants, et annonçait un objectif en hausse pour 2015.

Au final, il semble bien que des efforts d'évaluation et de transparence soient nécessaires pour savoir si le miracle économique polonais se fait ou non au prix de la santé des salariés.

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    Les interlocuteurs polonais cités dans cet article ont été rencontrés lors d'un voyage de presse organisé par l'Association des journalistes de l'information sociale.