Servane Revault (à g.), Jean-Christophe Sciberras (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française
Servane Revault (à g.), Jean-Christophe Sciberras (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française

Quelle protection pour les travailleurs en mode Uber ?

par Joëlle Maraschin Stéphane Vincent / janvier 2017

Les travailleurs uberisés sont peu protégés face aux risques liés à leur activité. Un problème sur lequel l'expert en ressources humaines Jean-Christophe Sciberras et la responsable syndicale CGT Servane Revault soutiennent des solutions différentes.

Du fait de l'uberisation du travail et depuis la création de l'autoentrepreneuriat, de plus en plus d'actifs sont incités à adopter un statut de travailleur indépendant. Or nombre d'entre eux se retrouvent en réalité économiquement dépendants d'un seul donneur d'ordres. Ils subissent ainsi des contraintes similaires au salariat sans bénéficier des droits attachés à ce dernier, notamment concernant les risques professionnels. Il y a huit ans, Jean-Christophe Sciberras, vous avez corédigé un rapport (voir "Sur le Net" page 54) proposant des pistes pour mieux protéger ces actifs. Des mesures adaptées ont-elles été prises depuis ? N'est-il pas temps de le faire ?

Jean-Christophe Sciberras : Le rapport que nous avons rédigé avec Paul-Henri Antonmattei, professeur de droit à l'université de Montpellier, posait la question de la protection des travailleurs économiquement dépendants. Plutôt que d'assimiler ces travailleurs à des salariés, c'est-à-dire de considérer que la dépendance économique équivalait à la subordination juridique du contrat de travail, nous avions proposé un statut protecteur intermédiaire. Ce statut tenait compte des marges de manoeuvre dont disposent ces travailleurs dans l'exercice de leur activité, mais leur accordait des droits fondamentaux du travail. Nous avions d'abord défini les critères de la dépendance économique. Dans votre question, celle-ci ne semble devoir s'appliquer que pour les personnes qui dépendent d'un unique donneur d'ordres. Nous proposions d'aller plus loin : pour nous, un travailleur pouvait être considéré comme économiquement dépendant lorsqu'au moins la moitié de son revenu dépendait d'un donneur d'ordres. Mais notre rapport a dormi dans les tiroirs du ministère pendant huit ans.

Puis, avec la crise des taxis et Uber, les pouvoirs publics se sont à nouveau intéressés à nos préconisations. Aujourd'hui, je constate qu'il y a des bribes de prise en considération de la dépendance économique qui pénètrent le droit positif, bien que cela ne soit pas suffisant. Dans la loi travail, le compte personnel d'activité, le CPA, concerne désormais les travailleurs indépendants. C'est un droit à la formation dont bénéficieront les non-salariés. Pour les travailleurs utilisant une plate-forme de mise en relation par voie électronique, par exemple Uber, la loi travail prévoit aussi une responsabilité sociale de ces plates-formes à leur égard. Enfin, cette loi institue pour les franchisés, catégorie de travailleurs très économiquement dépendants, une représentation au sein d'une instance de dialogue social. Mais la dépendance économique est abordée d'une façon qui reste assez décousue, il manque une vision d'ensemble.

Servane Revault : Nos conquêtes sociales sont remises en cause, notamment via la loi travail. L'autoentrepreneuriat est une porte ouverte à la précarité et au salariat déguisé : pas d'indemnité en cas d'arrêt maladie, aucun droit aux allocations chômage, pas de congés payés... D'ailleurs, l'Urssaf a épinglé Acadomia et Uber pour salariat dissimulé. Ils recourent à l'autoentrepreneuriat pour s'affranchir des cotisations sociales. De plus, les accidents du travail explosent chez les autoentrepreneurs, certains cumulant jusqu'à 70 heures de travail par semaine pour subvenir à leurs besoins. Pourtant, le "mal-travail" est tel que de nombreux salariés, en quête de liberté, d'émancipation et de dépassement du lien de subordination, se dirigent vers l'autoentrepreneuriat. Notre proposition de nouveau statut du travail salarié est une réponse à leur aspiration : la reconquête du pouvoir d'agir sur leur travail.

Justement, à la CGT, vous revendiquez depuis une vingtaine d'années ce nouveau statut du travail salarié, ainsi qu'une sécurité sociale professionnelle, soit une généralisation des droits prévus pour le salariat, attachés à la personne et non plus au type d'emploi. Est-ce la solution face à la précarisation du salariat ou aux problèmes posés par l'uberisation ? Est-ce économiquement viable ?

S. R. : Le nouveau statut du travail salarié, ou NSTS, est une ambition syndicale de transformation de la société vers un développement humain durable. Il s'agit d'un socle commun de droits égaux pour toutes et tous, attachés au travailleur, garantis collectivement, transférables et opposables à tout employeur. La sécurité sociale professionnelle est le moyen de garantir universellement et solidairement ces droits sociaux fondamentaux. En outre, elle permet une véritable reconquête de la sécurité sociale, concernant tant les questions de santé que de parcours professionnel. L'objectif de ce concept est de dépasser le lien de subordination, d'en finir avec la loi du marché, de faire face aux aléas de la vie, de ne plus subir de rupture dans ses droits et de s'émanciper au travail.

Le patronat a oeuvré habilement à déstructurer le monde du travail. Ainsi, apparaissent de nouveaux travailleurs sans droits. Notre ambition, à travers le NSTS, est de faire face à cette évolution du salariat, en protégeant tous les salariés, notamment les précaires, privés d'emploi, "ubers", autoentrepreneurs...

Economiquement, notre projet est viable, tout comme l'a été la Sécurité sociale, fondée par le Conseil national de la Résistance en 1945, alors que la France était en ruines. Jamais autant de richesses n'ont été produites, donc les ressources existent. Seulement, elles sont absorbées par le coût du capital. Le socle de notre société est le travail. Ce n'est pas le capital qui produit des richesses, c'est le travail. Le capital, sans le travail, ne peut pas faire plus qu'il n'a, plus que ce qu'il est. Nous exigeons donc une autre répartition des richesses pour assurer le financement de ce projet mettant l'humain au coeur de l'intérêt général.

J.-C. S. : Je ne pense pas qu'il soit réaliste que les droits des travailleurs indépendants ou même dépendants économiquement soient identiques à ceux des salariés. Certaines personnes reçoivent des ordres, ce sont des salariés. D'autres reçoivent plutôt des commandes de leurs clients, ce sont des indépendants. Cela dit, il faudrait se poser la question des travailleurs faussement indépendants, qui travaillent dans des conditions de subordination juridique tout en ayant un statut d'indépendant. Il y en a beaucoup. La Cour de cassation a fixé les critères de la subordination juridique à un moment où les organisations du travail étaient très hiérarchisées, très contrôlées. Mais aujourd'hui, on ne travaille plus de la même manière, les organisations sont plus souples, les salariés ont davantage de marges de manoeuvre. La jurisprudence de la Cour de cassation ne pourrait-elle pas évoluer dans le sens d'une acceptation plus large de la subordination juridique, de ce qu'est un salarié ?

Des pays européens, comme l'Allemagne ou l'Espagne, ont mis en place un statut intermédiaire entre le salariat traditionnel et le travail indépendant, avec des socles de garanties. N'est-ce pas un premier pas réaliste qui pourrait être fait chez nous ?

J.-C. S. : C'est exactement ce que nous proposions en 2008 : la création d'un statut de travailleur économiquement dépendant, avec un seuil d'application et des droits affirmés. Les personnes concernées pourraient ainsi bénéficier d'une protection en matière de droits fondamentaux du travail dont le donneur d'ordres serait débiteur. Nous avions sélectionné quelques droits fondamentaux, comme celui de s'organiser collectivement ou encore de cesser le travail sans rupture du contrat, en d'autres termes un droit de grève adapté à une situation commerciale pour faire pression collectivement sur le donneur d'ordres. Il nous a semblé également important que le donneur d'ordres soit responsabilisé en matière de conditions de travail et de sécurité. En cas d'accident du travail notamment, sa responsabilité devrait pouvoir être engagée. Enfin, nous avions posé le principe d'une durée maximale du travail et d'un droit à la formation pour ces travailleurs économiquement dépendants.

S. R. : Plus qu'un statut intermédiaire, nous avons besoin de redéfinir le statut du travail, sa dimension humaine, socialisante, sa finalité pour la société, et le statut du salarié, bousculé par le développement de nouvelles formes d'emploi. Le discours dominant vise à faire de la flexibilité et de la précarité une nécessité incontournable, une fatalité sous le coup de la modernité et de la mondialisation. Au lieu de déstructurer le salariat pour se défausser des obligations de cotisations sociales et du droit du travail, nous avons besoin de distendre le lien de subordination tout en accentuant la responsabilité des entreprises. Afin de sécuriser les salariés, les "ubers", les autoentrepreneurs, il importe de réfléchir à un nouveau statut du travail salarié. Car aujourd'hui, des travailleurs quittent un contrat de travail pour un contrat commercial.

Si rien n'est fait dans la régulation de ces nouvelles formes d'emploi, ne court-on pas le risque d'assister à une dégradation généralisée des conditions de travail et à une explosion des coûts sociaux générés par celle-ci ?

S. R. : C'est déjà le cas, puisque l'Organisation internationale du travail chiffre le coût du "mal-travail" à 4 points de PIB par an, ce qui équivaut à plus de 80 milliards d'euros chaque année. Et nous constatons tous les jours une dégradation des conditions de travail, induite par un dumping social orchestré par le grand capital. Ce dernier mène en France une réelle guerre des classes pour déconstruire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance, qui avait pour objectif de débarrasser les travailleurs de l'incertitude du lendemain et de leur permettre de vivre dignement. La CGT défend toujours cet objectif. Il y a urgence à raisonner autrement qu'avec des chiffres, pour préserver la santé des travailleurs et les ressources de notre planète. L'humain et la nature doivent être au coeur de nos réflexions ; nous devons rompre avec le chacun pour soi et l'individualisation des risques imposés par la doctrine néolibérale.

Il convient de permettre à chacune et à chacun, quelle que soit la forme de leur emploi, de reconquérir leur pouvoir d'agir sur leur travail, pour redonner du sens, du contenu, de l'utilité sociale à leur activité. En redonnant la parole aux salariés, en leur permettant d'agir sur la finalité de leur travail, on leur offre la possibilité, à partir de ce travail, d'intervenir sur les enjeux de société.

J.-C. S. : Il y a effectivement un risque de dérive, même si nous avons en France le régime social des indépendants (RSI), c'est-à-dire un système de protection sociale qui leur donne des garanties. Des risques en matière de sécurité persistent, puisque les donneurs d'ordres ne sont pas responsabilisés. Une chose est de protéger les travailleurs indépendants en cas d'accident du travail, une autre est de faire en sorte qu'il n'y ait pas d'accident. Prenons l'exemple des chauffeurs d'Uber, qui travaillent avec des amplitudes horaires considérables : les risques de dégâts physiques sont réels pour ces travailleurs, mais aussi pour les passagers qu'ils transportent. Pour la collectivité, ce seront des coûts. Or une société doit gérer ces risques.

En savoir plus
  • Le travailleur économiquement dépendant : quelle protection ?, par P.-H. Antonmattei et J.-Ch. Sciberras, rapport au ministre du Travail, 2008. Consultable sur www.lado cumentationfrancaise.fr

  • Les propositions de la CGT sur un nouveau statut du travail salarié sont sur www.cgt.fr, rubrique "Travail".