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« Reconstruire une éthique du travail à partir du dialogue social »

entretien avec Paul Magnette, professeur de théorie politique à l’Université libre de Bruxelles (ULB)
par Clotilde de Gastines / 15 février 2024

Dans son dernier essai, L’autre moitié du monde, paru en janvier, le chercheur en science politique Paul Magnette, par ailleurs président du Parti socialiste belge, enjoint la gauche à reprendre la main sur la valeur et le sens du travail afin de sauver la démocratie.

Dans votre dernier livre, vous dites que la gauche entretient un rapport ambigu au travail. Pourquoi ?
Paul Magnette : Quand on fait la généalogie du rapport de la gauche au travail, on découvre que ces ambiguïtés sont anciennes. D’un côté, vous avez la pensée de Karl Marx, qui estimait que le labeur était nécessaire pour atteindre l’opulence, de l’autre la critique du taylorisme, accusé d’engendrer une forme de déshumanisation et une « soumission sourde » décrite par la philosophe Simone Weil. La gauche oscille entre ces deux conceptions. 
Il est temps de lever ces ambiguïtés, car le travail est au fond l'essence de l'être humain. C'est un besoin anthropologique fondamental et une nécessité sociale. La crise du Covid nous a d’ailleurs rappelé que de nombreux travailleurs exercent des fonctions essentielles que ce soit dans les soins, le maintien de l’ordre public, l’agriculture ou encore l’accompagnement des enfants. Ces fonctions ne peuvent tout simplement pas être remplacées par des logiciels ou des robots !
Reste à savoir, d’une part, comment répartir le travail pour éviter que des oisifs vivent très bien et se reposent sur le travail de tous les autres, et d’autre part, comment réduire la pénibilité de certains métiers. Si l’on n’a pas encore trouvé de méthode joyeuse de collecter les déchets, il faut néanmoins que chacun puisse s'épanouir pleinement car toute personne cherche à se réaliser en partie dans son travail.

Vous utilisez l’expression très forte de « rapt idéologique » pour qualifier une prise d’otage de la « valeur travail » par la droite. Comment expliquez-vous ce tour de passe-passe ?
P. M. : Avec les crises successives liées au premier choc pétrolier en 1973, la gauche a négligé la question du contenu et du sens du travail. En effet, elle a investi la défense de l'emploi, des statuts et des droits acquis. Cela a ouvert une brèche dans laquelle la droite s’est engouffrée pour répondre aux aspirations légitimes de réalisation de soi des travailleurs. Les conservateurs et les libéraux comme Ronald Reagan, Margaret Thatcher ou Nicolas Sarkozy n’ont cessé de blâmer les socialistes pour leur soi-disant manque de « respect » pour le travail. Mais dans le même temps, ils ont adopté des politiques qui ont eu pour effet de dégrader les conditions de travail. 
La gauche a manqué trois occasions de s’enraciner dans le travail. Au moment de constitution du mouvement ouvrier, Karl Marx a théorisé le fait que le royaume de la nécessité devait précéder le royaume de la liberté, donc que la liberté viendrait après les efforts et l’opulence. La seconde occasion manquée date de l'après 1968 : les débats passionnants sur la libération du travail et dans le travail, par l'autonomie et l'autogestion, se sont fracassés sur le choc pétrolier. Le chômage de masse a conduit la gauche à protéger l'emploi et les salaires. Dans ma région très industrielle de Charleroi, les syndicats ont été contraints d’accepter des conditions de travail plus difficiles, la flexibilité, des contrats à durée déterminée, au nom de la sauvegarde de l’emploi. Ont suivi à la fin des années 1990 le culte européen de la flexisécurité et la financiarisation à outrance.
Une nouvelle occasion se présente maintenant, il s’agirait de ne pas la rater. De plus en plus de métiers sont en tension, notamment parce que les conditions de travail sont difficiles comme dans la restauration, le bâtiment, les soins. En Belgique, le chômage baisse fortement, et pour recruter, certains employeurs s’efforcent d’améliorer les conditions de travail. Ils aménagent les horaires et veillent à limiter la pénibilité ou les expositions professionnelles. Ces discussions démarrent doucement, mais peuvent s’imposer dans les dix ou quinze prochaines années.

Vous écrivez que « les causes du malaise sont collectives et les réponses doivent être politiques ». C'est-à-dire ?
P. M. : Le travail n’est pas un champ 100 % politique. Il est possible de reconstruire une éthique du travail adaptée à notre époque en s’appuyant sur le dialogue social mené avec les organisations syndicales. Au-delà de ce dialogue social traditionnel, il faut aussi miser sur le dialogue professionnel entre les travailleurs eux-mêmes, au sein des entreprises. En France, l’ancien patron de la CFDT, Laurent Berger, défend cette position intéressante puisque le dialogue professionnel a trait au contenu du travail : qu’est-ce que l’on produit, comment organise-t-on le travail et comment articule-t-on les temps professionnels, personnels et sociaux ? Ces questions peuvent être traitées au sein de l'entreprise, comme y incitaient déjà les lois Auroux en 1982.
Le travail structure nos existences. C’est une expérience universelle, y compris pour ceux qui ne travaillent pas. Si on ne donne pas à cette question la place qu’elle mérite dans le débat public, cela génère du ressentiment sur lequel l’extrême droite peut très facilement capitaliser. En tant que force politique, la gauche doit essayer de comprendre les changements actuels liés au Covid, au télétravail, au changement climatique, etc., pour éviter la perte de sens. Simone Weil nous mettait d’ailleurs en garde quand elle disait que nous sommes des sociétés de travailleurs qui n'ont pas construit de spiritualité du travail.

Parler du travail, c’est donc prendre un engagement politique en faveur de la démocratie ?
P. M. : L’économiste du travail Thomas Coutrot montre comment la décomposition politique et celle des formes du travail en France sont profondément liées. Ce sont les travailleurs qui ont les conditions de travail les plus difficiles et la plus faible reconnaissance qui sont les premiers électeurs de Marine Le Pen mais aussi de l’extrême gauche. Tandis que ceux qui ont les meilleures conditions et les meilleurs salaires sont largement macronistes. Il existe une corrélation très forte entre la place qu'on occupe dans la division sociale du travail et l'expression politique.
La stratégie politique d’Emmanuel Macron est de mettre en concurrence les travailleurs entre eux, et en particulier tous ceux qui sont dans le halo du chômage et de la précarité. Le rôle de la gauche, c’est de dire : votre adversaire, ce n’est pas le chômeur, le bénéficiaire du RSA, c’est le millionnaire qui ne paie pas d’impôt et qui grâce à Emmanuel Macron est libéré de l’impôt sur la fortune.
A ce titre, le parallèle entre la France et la Belgique est frappant. Au début du premier mandat Macron, nous avions le gouvernement de Charles Michel [NDLR : ancien président du Mouvement réformateur ou MR, situé à droite sur l’échiquier politique], qui avait pris exactement les mêmes dispositions de dérégulation du travail et de répression des précaires. Heureusement, il y a eu depuis de nouvelles élections, et la coalition actuelle au pouvoir a permis de remettre la question du travail au cœur du dialogue social.
Il ne faut pas se libérer du travail, il faut libérer le travail des rapports de domination qui le structurent : les inégalités historiques de genre, d'origine sociale ou ethnique, sans parler des travailleurs sans papier qui vivent une situation absolument tragique. Pour eux, Germinal, c'est toujours le quotidien.

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