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Syndrome aérotoxique : la controverse scientifique

par Patricia Oudit Eliane Patriarca / 07 novembre 2023

Second volet de notre enquête sur la maladie professionnelle qui frappe des navigants et met en cause la qualité de l’air dans les avions. Les conclusions prudentes d'un récent rapport de l’Anses tranchent avec celles d’une expertise judiciaire. Un flou qui n’incite pas les compagnies à agir.

Le syndrome aérotoxique est-il une nouvelle maladie professionnelle ? Décrit il y a plus de vingt ans à partir de symptômes et troubles rapportés auprès de médecins par de nombreux pilotes, hôtesses de l’air et stewards, il n’est pas reconnu comme tel et suscite toujours une controverse scientifique. « Un déni », estime Eric Bailet, ancien pilote, qui a fondé en 2016 l’Association des victimes du syndrome aérotoxique (Avsa). « Les navigants sont intoxiqués par l’air qu’on respire à bord des avions, explique-t-il. Le système de pressurisation utilisé sur quasiment tous les avions commerciaux aujourd’hui a été adopté en 1955. Presqu’aussitôt, des effets indésirables sur les équipages ont été relatés et l’origine établie : l’air fourni est prélevé au niveau des compresseurs des réacteurs et il y est contaminé par des fuites de l’huile de lubrification. Portées à haute température, ces huiles peuvent dégager des composés dangereux, dont des organosphosporés neurotoxiques comme on en trouve dans les pesticides. »

Equipage en déroute

Entré chez easyJet en 2002, Eric Bailet a commencé à accumuler les problèmes de santé à partir de 2009 : migraines, vision floue, étourdissements, vertiges, nausées, asthénie, troubles gastriques… Entre des arrêts maladies de plus en plus fréquents, il continue à voler. Mais en 2015, alors qu’il effectue le dernier des quatre vols de sa journée, il est pris de malaise… En pleine confusion, il est incapable de se concentrer sur son tableau de bord. Son copilote est lui aussi en déroute. Tout comme le reste de l’équipage. Une odeur nauséabonde, aux relents de chaussettes moisies, a envahi cockpit et cabine : c’est un fume event, ou incident d’émanations, qui peut se manifester par des effluves, faibles ou prégnants, que les navigants apprennent à identifier durant leur formation. Ce jour de 2015, le commandant de bord parvient in extremis à poser l’Airbus : « On peut remercier les commandes automatisées ! souffle Eric Bailet, mais si on avait eu le moindre problème technique, on n’aurait pas pu faire face. » La preuve : « Le débarquement s’est fait moteurs tournants ! »
Dépossédé de son métier passion – il a été déclaré inapte au vol en 2018 et licencié – convaincu d‘avoir été empoisonné à petit feu, Eric Bailet a porté plainte contre X pour mise en danger de la vie d’autrui en 2018 devant le parquet de Paris. Sa demande de reconnaissance en maladie professionnelle, elle, a été rejetée par l’Assurance maladie – le syndrome aérotoxique ne figurant pas dans les tableaux ad hoc –, puis par le tribunal de Toulon en avril dernier.

« Une exposition continue à faibles doses »

La controverse a connu un nouvel épisode en 2022, avec une expertise1 sollicitée par le juge d’instruction du pôle judiciaire de santé publique de Paris. Trois professeurs des universités, dont une spécialiste des pathologies professionnelles, ont passé en revue l’abondante littérature scientifique sur le sujet. « Les fuites d’huiles sont inévitables », écrivent-ils, « du fait de l’usure ou d’un défaut d’étanchéité des joints moteur ». Avant de préciser qu’« il existe donc une exposition continue à faibles doses dans des conditions de vol normales », exposition qui peut être « majeure » en cas de fume event. Les avions n’étant pas équipés « de systèmes de détection » de la contamination de l’air, « ni de filtres éliminant les contaminants », l’exposition chronique pourrait, selon eux, « produire un effet seuil de survenue des problèmes de santé à moyen et long terme ».
Alors que les compagnies aériennes continuent unanimement à réfuter l’impact sanitaire des fume events, les conclusions de cette expertise rejoignent celles d’une chercheuse australienne, professeure de biologie cellulaire à la faculté de médecine de l’université Johns-Hopkins (Maryland, Etats-Unis) et spécialiste de l’aérotoxicité, Susan Michaelis, elle-même ex-pilote. Dans une étude publiée en 2017, elle mettait en évidence à partir d’une petite cohorte de navigants une relation de cause à effet entre symptômes et fume events et alertait sur « l’urgence de reconnaître cette nouvelle maladie professionnelle ». Une proposition d’ailleurs débattue depuis plusieurs années en Australie, aux Etats-Unis, en Angleterre ou aux Pays-Bas, mais vigoureusement combattue par l’industrie aéronautique.
Chez Air France, une alerte pour danger grave et imminent a été lancée en 2009 par le CHSCT, qui demandait la réalisation d’une expertise sur la qualité de l'air à bord. Pour empêcher sa réalisation, la direction a saisi le tribunal judiciaire, puis la cour d’appel et enfin la Cour de cassation, en étant à chaque fois déboutée de sa demande. « Le cabinet Technologia n’a pu nous restituer les résultats qu’en 2016, souligne un syndicaliste sous couvert d’anonymat. Il concluait à un risque d’exposition non nul à des agents chimiques et à des produits cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques. »

Protocoles à géométries variables

Pour mieux documenter l’exposition et améliorer le suivi médical des navigants, Susan Michaelis a publié en juin dernier le premier protocole médical sur la conduite à tenir en cas d’intoxication lors d’un fume event : « Il faut sans attendre, idéalement dans les 2 à 4 heures qui suivent, faire des analyses médicales plus ou moins poussées selon la gravité des atteintes », préconise-t-elle, en insistant sur « la nécessité de procéder à des tests sanguins afin d’évaluer entre autre le taux de cholinestérases, biomarqueurs d’une atteinte neurotoxique par des organophosphorés ».
Rien de tout cela dans le protocole médical adopté par Air France cette année face aux « feux fumées odeurs ». Un choix parfaitement assumé par Michel Klerlein, médecin du travail et coordonnateur du service médical de la compagnie, qui ne reconnaît aucune base scientifique au syndrome aérotoxique : « Pourquoi demander un dosage des cholinestérases alors que 100 % des études menées sur l’air des cabines montrent qu’il n’y a pas d’organophosphorés ni de produits toxiques ? »
Dernier rebondissement en date dans la controverse : le rapport d’expertise de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) publié en octobre. Saisie en 2019 par l’Avsa et des syndicats de pilotes, l’Anses indique que les navigants sont exposés à de « multiples polluants particulaires et gazeux qui peuvent être liés aux matériaux utilisés, au fonctionnement de l’avion et notamment au système de ventilation, aux opérations réalisées au sol et en vol, etc. ». Les experts déplorent néanmoins la faiblesse, en nombre et qualité, des études épidémiologiques existantes, et concluent, à partir de la littérature scientifique, « à un niveau de preuve faible entre un syndrome spécifique et la contamination de l’air par des huiles moteur ».

De nouvelles études à mener

« Si les symptômes décrits par les personnels navigants ne sont pas remis en cause, précise Henri Bastos, directeur scientifique Santé et Travail de l'Anses, le syndrome aérotoxique ne fait pas l’objet aujourd’hui d’un consensus médical, du fait des symptômes rapportés qui sont très divers et aspécifiques. Ce n’est donc pas une pathologie au sens nosologique du terme, admise dans le classement international des maladies. » Dans son rapport, l’Anses préconise de nouvelles études sur la qualité de l’air en cabine et cite en exemple le projet Avisan, qu’elle cofinance et qui sera mené avec Air France durant un an.
Mais comment expliquer une telle dissonance dans l’appréhension des symptômes et troubles ? « Les expositions à bas bruit ne produisent pas de signes cliniques et il est facile alors de conclure qu’il n’y a pas de contamination, souligne un praticien hospitalier spécialiste des pathologies professionnelles, qui dresse un parallèle avec la difficulté qu’il y a eu à mettre en évidence le lien entre exposition professionnelle aux pesticides et maladies chroniques des agriculteurs. C’est une constante en santé environnementale face à une pathologie émergente. D’ailleurs, dans tous les dossiers où l’on ne souhaite pas que le lien de causalité soit fait entre exposition et pathologies, on observe toujours des failles dans le suivi et la traçabilité des expositions, et une absence de dispositifs de détection. » Une zone de flou qui ne profite jamais aux victimes.

  • 1Produite durant plusieurs audiences publiques devant les tribunaux en 2023.
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